Homme-Qui-Tue dit quelque chose sur le mode interrogatif et Chagak crut comprendre qu'il se livrait à une réflexion sur la valeur des femmes et des couteaux. Elle continua à feindre de ne pas avoir entendu. Elle posa le poisson sur la pierre de cuisson et regarda la vapeur s'élever à sa surface.
Shuganan se hâta de gagner la pièce où se trouvait la couche de Chagak. Il se demanda dans combien de temps Homme-Qui-Tue allait revenir. Il y avait bien longtemps, Shuganan avait caché deux couteaux dans sa chambre, l'un dans le mur de l'ulaq, l'autre enterré dans le sol. Maintenant Homme-Qui-Tue utilisait cette pièce.
Pendant que celui-ci déliait les mains de Chagak ce matin, Shuganan avait caché trois couteaux dans sa nouvelle chambre, un petit couteau à lame recourbée qu'il utilisait autrefois pour sculpter, mais à force de la limer la lame s'était déformée. Shuganan le cacha dans un interstice entre le mur et le sol.
Il cacha également un couteau de chasse à longue lame dans une niche du mur qu'il combla ensuite avec de la terre et aplatit pour le rendre invisible. Shuganan plaça le troisième couteau sur le sol dans un endroit facile à détecter et le recouvrit seulement avec de l'herbe et son matelas. Il espérait que si Homme-Qui-Tue décidait de se livrer à une fouille il serait satisfait en découvrant ce couteau et n'en chercherait pas d'autres.
Shuganan avait hésité avant de porter des couteaux dans la pièce de Chagak. Qu'arriverait-il si Homme-Qui-Tue les trouvait là ? Que ferait-il à la jeune fille? Mais si Chagak était toujours attachée, comment pourrait-elle se sauver? Il valait mieux en courir le risque et lui donner une chance de s'enfuir. Il avait retrouvé le couteau de sa femme qu'il avait toujours conservé dans un de ses paniers finement tressés. Ce panier était rempli d'objets lui ayant appartenu que Shuganan n'avait pas enterrés avec elle et qu'il ne pouvait se décider à jeter : des peaux qu'elle avait tannées, des aiguilles, une pierre de cuisson, des carpettes, des plats faits dans du bois sec et un oreiller de plumes d'oie. Et tout au fond son couteau de femme.
Shuganan le porta dans la chambre de Chagak. Il mesura trois mains depuis le rideau et utilisa son propre couteau pour creuser un trou dans le sol afin d'y enfouir l'arme, et la recouvrit de terre bien tassée et d'un tapis.
Il retourna, alors, dans la pièce principale et s'assit, le dos tourné à la chambre de Chagak car, s'il y avait fait face, il savait que ses yeux auraient pu le trahir en se posant sur le rideau comme s'il avait pu voir à travers le couteau enterré là.
Il se mit à travailler sur une figurine commencée quelques mois plus tôt quand un premier rêve lui avait prédit que Chagak allait arriver. A ce moment-là, ce travail n'avait été qu'un réconfort pour lui, maintenant ce serait un cadeau pour Chagak et une protection. La sculpture représentait un mari et son épouse. Depuis l'arrivée de Chagak, Shuganan avait donné à la femme les traits de la jeune fille, mais l'homme était quelqu'un que Shuganan ne connaissait pas encore. Pour l'instant il utilisait un poinçon pour sculpter les détails des vêtements de l'homme. Ce n'était pas Homme-Qui-Tue mais quelqu'un appartenant à la tribu des Premiers Hommes.
Quand il entendit Chagak et Homme-Qui-Tue redescendre dans l'ulaq, il cacha la sculpture et adressa une prière à l'esprit de Tugix.
Chagak portait un plat de poissons frits. L'odeur se répandit dans l'ulaq. Elle s'agenouilla à côté de Shuganan, remplit un bol en bois de poisson et le tendit à Homme-Qui-Tue.
— Dis-lui de te servir, grogna Homme-Qui-Tue, en commençant à manger.
Il sourit en regardant Shuganan, découvrant ainsi ses larges dents blanches et ses lèvres huileuses.
— Il te dit de me servir un bol de poisson, traduisit Shuganan.
— J'ai compris, répondit Chagak.
— Elle peut se servir, elle aussi, ajouta Homme-Qui-Tue, je suis un homme généreux, fit-il en éclatant de rire.
Mais Shuganan ne sourit même pas.
— Tu peux te servir, dit-il, puis, sur le même ton, il enchaîna : j'ai caché des couteaux... puis se rendant compte qu'Homme-Qui-Tue s'était brusquement arrêté de manger, Shuganan le désigna du doigt en disant : remercie-le pour le poisson.
Chagak inclina la tête, sans lever les yeux, craignant que leur hôte ne lise l'espoir qui renaissait en elle. Elle désigna le bol qu'elle avait rempli
pour Shuganan et celui qu'elle prenait pour elle-même.
— Merci, fit-elle.
Homme-Qui-Tue bougonna une réponse.
— Il dit que tu seras une bonne épouse, traduisit Shuganan.
Chagak releva la tête et dit avec un sourire :
— Oui... Mais pas pour lui.
Shuganan avait décoré la hampe d'un harpon à phoque avec des scènes de chasse et maintenant, sous la direction d'Homme-Qui-Tue, il gravait ' l'un des harpons de celui-ci.
Assise dans un coin sombre de l'ulaq, une lampe allumée à côté d'elle, Chagak avait retiré son suk pour le réparer. Shuganan et Homme-Qui-Tue paraissaient ne pas la remarquer, mais elle se sentait néanmoins mal à l'aise en ne portant que son court tablier, aussi tenait-elle le suk près de sa poitrine tout en cousant, le reste du vêtement étant étendu sur ses jambes.
Plus tôt dans l'après-midi, elle avait réfléchi sur la façon de raccommoder le vêtement. Elle craignait que les délicates peaux de cormoran ne supportent pas une seconde couture centrale car habituellement sa mère cousait les peaux d'oiseaux de sorte que les coutures entre deux peaux se rencontrent et se chevauchent au milieu du suk. La couture suivait un dessin en zigzag, mais la déchirure faite par le couteau l'avait coupée.
Pendant qu'elle préparait les oursins, ce matin, une pensée lui était venue. Pourquoi ne pas allonger les ourlets par une bande de cuir, en haut et en bas? Puis elle avait décidé de refaire entièrement les coutures en les cachant soigneusement sous les plumes de cormoran. Cela permettrait de diviser les bandes en sept ou huit
carrés, chacun étant recousu avec quelque chose à l'intérieur : des boyaux, des aiguilles, un poinçon, une mèche de lampe, tout ce qui pourrait l'aider si elle parvenait à s'enfuir.
Quand elle eut terminé les coutures, elle déroula une peau de phoque, posa le suk dessus et prit des mesures pour couper la peau à la longueur des nouveaux ourlets, mais elle se rappela soudain qu'elle n'avait pas de couteau et pendant un long moment elle resta assise, immobile, en se demandant si elle devait attirer l'attention sur elle. Finalement, elle se glissa à côté de Shuganan en tenant son suk à l'envers devant elle.
— As-tu besoin de quelque chose? demanda-t-il.
Elle étendit le suk sur le sol en montrant la couture qu'elle avait faite.
— Ce n'est pas assez solide, expliqua-t-elle, j'ai besoin de couper un morceau de peau pour le doubler.
Shuganan parlementa avec Homme-Qui-Tue et se retourna vers Chagak.
— Va chercher la peau, il te la découpera.
Elle apporta la peau de phoque et dessina le
contour avec ses doigts. Homme-Qui-Tue ramassa la peau et la découpa nettement en deux en utilisant ses dents et une main pour séparer les deux parties et en tirant de l'autre côté afin que le bord soit droit. Puis il coupa une seconde longueur qu'il mesura avec le suk de Chagak pour le couper à la bonne dimension.
Chagak le remercia et se leva, mais il saisit une de ses chevilles en s'adressant à elle.
— Il dit que bientôt tu n'auras plus besoin de ce suk, il te portera des peaux de loutre pour que tu puisses t'en faire un autre plus convenable.
Les muscles de la mâchoire de Chagak se contractèrent.
— Dis-lui que de toute façon je garderai ce suk car c'est ma mère qui l'a fait.
— Chagak, dit Shuganan, tu devras faire ce nouveau suk. Il n'est pas homme à supporter une insulte.
— Je serai partie avant, affirma-t-elle en remarquant l'expression de tristesse dans les yeux de Shuganan.
— Bien sûr, soupira-t-il.
En tenant les deux morceaux de peau, elle désigna le couteau d'Homme-Qui-Tue et le remercia. Il poussa un grognement et relâcha ses chevilles. Elle retourna, alors, à sa place dans le coin sombre, étendit le suk sur ses genoux et se servit du poinçon pour perforer la peau de chaque côté.
Shuganan conservait des morceaux de boyaux de phoque dans une niche d'un mur sec, comme le faisait la mère de Chagak. Son ourlet étant long, Chagak choisit le boyau le plus long et, en se servant de ses dents et du poinçon, elle en coupa un morceau et l'attacha fermement à son aiguille et se mit à coudre les peaux ensemble.
Quand les deux côtés furent rassemblés elle laissa un espace vide en bas et en haut. Puis, s'étant assurée qu'aucun des deux hommes ne la regardait, elle glissa plusieurs longueurs de boyaux entre les deux peaux. En utilisant son poinçon elle remplit ainsi la doublure avec une petite boîte ronde en ivoire contenant des aiguilles et dont le couvercle lui servait de dé, fort utile pour coudre des peaux épaisses. Très soigneusement elle replia l'autre côté de la doublure avec une mèche pour la lampe, un paquet de feuilles de caribou et une poignée de cordelette en ortie, un morceau de silex, une pierre à feu. Elle aurait besoin de toutes ces choses quand elle partirait et devrait se cacher d'Homme-Qui-Tue.
14
Le lendemain matin, Chagak se força à observer Homme-Qui-Tue, la façon dont il mangeait, dont il se tenait, dont il marchait. Bien que son esprit se révoltât contre cet homme et que son regard répugnât à cette surveillance, Chagak ne se laissa pas détourner. Tous les hommes ont certaines façons de se comporter. Elle devait savoir quand il travaillait, quand il dormait, quand il était seulement assis à ne rien faire. Autrement comment pourrait-elle faire des plans pour s'enfuir?
Ce matin-là, Chagak avait chauffé la pierre de cuisson lorsque Homme-Qui-Tue réclama son poisson frit. Elle le fit cuire plus rapidement. Elle avait de l'eau prête pour lui servir à boire et, quand il quitta l'ulaq, Chagak prit une peau de phoque partiellement tannée et le suivit sur la plage.
Il se dirigea vers son ikyak; Chagak s'arrêta à quelque distance et étendit la peau pour finir de la tanner avant de la découper. Elle voulait en faire des bottes pour Shuganan.
Elle avait commencé un premier grattage pour détacher l'épaisse couche de graisse et de petits vaisseaux de la chair des côtés, puis elle l'avait laissée tremper jusqu'à ce que les poils s'en détachent facilement à l'aide d'un couteau émoussé. Maintenant elle allait chamoiser la peau en la grattant et en assouplissant l'envers jusqu'à ce qu'il soit débarrassé de tout poil et de toute chair. Puis elle la laissa sécher.
Ensuite elle étendit la peau sur la plage et, protégeant sa main par une bande de cuir, elle utilisa une grosse pierre pour aplatir la peau dans un premier temps. Lisser les peaux était un tra-vail difficile. Les hommes de son village aidaient parfois les femmes à le faire, mais Homme-Qui-Tue, tout en se détournant de son ikyak de temps en temps pour surveiller Chagak, n'offrit pas son assistance. Finalement, Shuganan sortit de l'ulaq et vint prêter main forte à Chagak en saisissant la peau et en s'appuyant dessus tandis que la jeune fille tirait de l'autre côté. A un moment donné, les doigts de Shuganan glissèrent et il tomba durement par terre. Homme-Qui-Tue éclata de rire. Mais Shuganan se releva et recommença à tirer la peau, ses doigts déformés blanchissaient aux jointures. La colère de Chagak grandissait avec chaque mouvement de sa main tenant la pierre, chaque coup se répercutait dans son esprit au même rythme que la pierre. Mais elle se souvint pourquoi elle était sortie, pourquoi elle avait décidé de tanner cette peau. Elle voulait surveiller Homme-Qui-Tue. Il y avait une chance pour qu'elle remarque quelque chose qui pourrait l'aider à fuir.
Chagak arriva enfin au bout de sa tâche. La peau n'était pas aussi souple qu'elle l'aurait voulu, comme elle l'aurait été si son père ou son oncle l'avait aidée, mais elle l'était suffisamment pour permettre à l'os servant de grattoir d'opérer.
Cet os avait appartenu à la mère de Chagak. Il était fait d'une patte de caribou que son père avait achetée au Peuple Morse. Il l'avait fait tremper dans l'huile pour l'attendrir, puis il avait coupé une extrémité à angle droit et retiré la moelle du centre avant de tailler l'autre extrémité en dents de scie. Chagak n'était qu'une toute petite fille, en ce temps-là, mais elle se souvenait encore à quel point sa mère l'avait apprécié.
Tenant le grattoir de biais sur le sol, la partie crantée appuyant sur la peau, Chagak l'orienta dans sa direction. Une bande de cuir attachée en haut du grattoir entourait son avant-bras et lui permettait de tenir fermement l'instrument dans sa main.
La peau provenait d'un phoque poilu que Shuganan avait pris au printemps dernier. C'était un jeune phoque, mais cependant la peau était deux fois plus longue que celle d'un animal ordinaire et Chagak était obligée de travailler en cercle, en commençant par le milieu pour revenir vers le bord, et de tourner à mesure que le travail avançait.
Quand elle aurait retiré les derniers morceaux de chair, elle devrait passer une pierre ponce pour aplatir les endroits les plus épais afin que le milieu de la peau ne devienne pas raide et inutilisable.
Le soleil était chaud et le bruit monotone de son travail permettait à Chagak d'oublier la présence d'Homme-Qui-Tue et de se figurer qu'elle était encore sur sa plage et serait bientôt l'épouse de Traqueur de Phoques.
Elle ferma les yeux et imagina sa mère à ses côtés, lui racontant des histoires de bonnes épouses et la joie d'être mère.
Ces souvenirs étaient douloureux, mais pour la première fois, ils apportaient un certain apaisement à la douleur qui ne l'avait pas quittée depuis la destruction de son village. La présence de l'esprit de sa mère la réconfortait.
Le bruit d'un ikyak ne surprit pas Chagak, bien qu'elle sût que Shuganan et Homme-Qui-Tue étaient tous les deux sur la plage. Quand elle vivait avec son peuple, il y avait toujours eu le bruit d'un ikyak, suivi de l'appel d'un homme revenant de la chasse.
Mais soudain Chagak se rendit compte que celui qui appelait s'exprimait dans la langue rude d'Homme-Qui-Tue et elle regarda en direction de l'océan pour voir un homme sur le point d'accoster. Homme-Qui-Tue riait tandis qu'il pataugeait dans l'eau pour guider son ikyak.
Puis Shuganan se dressa à côté d'elle, entre Chagak et le nouveau venu.
— Retourne dans l'ulaq, Chagak, dit-il à voix basse, et reste dans un coin sombre. Prépare de quoi manger mais ne retire pas ton suk.
Elle se leva, hésita en regardant la peau étendue à ses pieds. Si elle l'abandonnait, elle risquait de durcir au soleil.
— Laisse-la, chuchota Shuganan.
Elle se retourna et remonta vers le haut de la plage, Shuganan se hâta à ses côtés.
Chagak avait déroulé un long tapis d'herbe au centre de la pièce et préparé du poisson, des œufs ainsi que des buccins secs. Ensuite elle s'était réfugiée dans un coin, silencieuse, en attente. Shuganan s'était assis à côté d'elle. En entrant il avait d'abord boitillé jusqu'à une lampe, avant de faire courir ses doigts le long du bol à huile, pinçant plusieurs fois la mèche froide entre ses doigts. Puis il était revenu près de Chagak, ses doigts enduits de suie, et les avait frottés sur ses joues et le long de son nez.
Chagak l'avait regardé avec surprise, mais quand elle avait voulu parler, il avait porté un doigt à ses lèvres en disant :
— Tais-toi. Ne regarde pas Homme-Qui-Tue ou son ami. Ne retire pas ton suk. Ne fais rien pour attirer l'attention sur toi.
Finalement les deux hommes étaient descendus dans l'ulaq. Chagak avait jeté un coup d'œil sur le nouveau venu, puis elle s'était faite aussi petite que possible dans son coin. Elle avait ramassé un panier qu'elle était en train de tresser et avait baissé la tête sur son ouvrage.
Homme-Qui-Tue s'adressa à Shuganan et le vieil homme s'avança au centre de l'ulaq sans offrir ses paumes ouvertes devant l'étranger et sans s'accroupir près de lui.
Chagak garda la tête baissée et regarda les hommes à travers le rideau de ses cheveux. Le nouveau venu examinait les sculptures de Shuganan. Il retira son parka et Homme-Qui-Tue l'imita. Ils étaient à peu près de la même taille, mais Homme-Qui-Tue était plus large d'épaules et plus puissamment bâti.
L'autre homme avait les cheveux longs, mais contrairement à Homme-Qui-Tue qui les laissait pendre librement, ils étaient retenus sur sa nuque par un morceau de fourrure. Son visage était plat, la peau tirée sur ses joues et son nez au point que ses narines rondes semblaient retroussées et bougeaient à chaque respiration. Ses dents étaient jaunes et cassées.
Il parlait d'une voix rauque comme la quille d'un ikyak sur les galets de la plage. Chagak en eut un frisson. Elle se pencha davantage sur son travail, ses cheveux balayant le sol de l'ulaq, et elle osait à peine remuer les mains sur le panier de crainte de révéler sa présence. Elle s'efforça de ne pas regarder ces hommes. Pourquoi prendre le risque d'attirer les esprits qui parfois se manifestaient dans les yeux ?
Homme-Qui-Tue dit quelque chose en désignant les sculptures sur les étagères. Avec son ami, il fit le tour de la pièce, prenant à l'occasion une statuette pour aller la regarder de plus près à la lueur d'une lampe avant de la remettre en place.
Shuganan s'efforça de se déplacer afin de se trouver toujours entre les deux hommes et la jeune fille. Homme-Qui-Tue avait offert un prix afin de l'avoir pour épouse, mais deux hommes ensemble pouvaient être amenés à des actes qu'ils n'auraient pas commis s'ils avaient été seuls. Peut-être réclameraient-ils le prix de l'hospitalité pour avoir accès à la couche de Chagak. Shuganan n'avait jamais demandé à la jeune fille si elle avait déjà partagé sa couche avec un homme. Il savait qu'elle devait se marier, aussi peut-être avait-elle appartenu à ce jeune homme. Dans la tribu de sa femme, les Chasseurs de Baleines n'y attachaient pas d'importance. Une femme non mariée pouvait connaître d'autres hommes à l'exception de ses frères, son père et son grand-père. En revanche, parmi de nombreuses tribus de chasseurs de phoques, les femmes restaient souvent pures jusqu'à leur mariage.
Il vaudrait mieux pour Chagak qu'elle eût quelque expérience en la matière.
L'ami d'Homme-Qui-Tue prit la sculpture d'une baleine entre ses mains.
— C'est là quelque chose dont j'ai besoin, dit-il à Shuganan, veux-tu me la vendre ?
— Non, répondit Shuganan, je ne vends, ni n'échange aucune de ces statuettes. Elles possèdent leurs propres esprits et ne m'appartiennent pas.
Homme-Qui-Tue retroussa ses lèvres dans un lent sourire.
— Ce sera un cadeau. Voit-Loin a besoin d'un esprit protecteur, dit-il en serrant la sculpture suspendue à son cou au bout d'une cordelette.
Shuganan ne répondit pas, il pensait à ses armes, aux couteaux qu'il avait cachés dans la chambre de Chagak et à la lame bien aiguisée enfouie sous sa propre couche. Mais il était vieux et tous les soirs Homme-Qui-Tue lui liait les mains et les chevilles et attachait les cordes aux chevrons.
« Comment pourrais-je en tuer deux quand je n'ai pu en tuer un seul ? » se demanda-t-il en souhaitant être encore un jeune homme et ne pas avoir ses jointures enflées qui l'empêchaient de courir et enlevaient toute force à ses bras.
Les deux hommes continuaient à parcourir la pièce en étudiant chaque sculpture. Finalement Voit-Loin se tourna vers Shuganan et dit en montrant la statuette de la baleine :
— Ta femme peut-elle me faire une cordelette pour ceci ?
Avant que Shuganan ait pu répondre, Homme-Qui-Tue déclara :
— Ce n'est pas sa femme, mais sa petite-fille.
Voit-Loin sourit en grattant son tablier.
— Libre pour tous ?
— Non, gronda Shuganan en s'approchant de lui, mais Homme-Qui-Tue se mit entre eux.
— Il m'a demandé une dot, dit-il, j'ai déjà discuté l'affaire.
Voit-Loin ricana :
— Ainsi c'est pour cette raison que tu es resté aussi éloigné des combats. Ton père croit que tu es mort. Maintenant il va le regretter, conclut-il en éclatant de rire. Mieux vaut être mort que vivre dans la honte.
— Tu es stupide, répliqua Homme-Qui-Tue dont les veines de ses tempes s'étaient soudain gonflées. Celui qui t'a appelé Voit-Loin aurait dû t'appeler Ne-Voit-Rien. Tu as regardé toutes ces sculptures et tu n'as pas compris qui était cet homme ?
Pendant un moment il se détourna, puis il avança et poussa Voit-Loin contre le rideau de la chambre.
— C'est Shuganan. Ne te rappelles-tu pas les histoires qui courent à son sujet ? Shuganan. J'ai retrouvé Shuganan!
Il fit une pause avant de reprendre :
— Il n'est pas mort, mais il ne veut pas retourner chez notre peuple. Comment pouvais-je partir? Il disparaîtrait aussitôt. Comment laisser échapper cette chance? Mais maintenant tu es venu. Retourne voir mon père et dis-lui que j'ai retrouvé Shuganan et que je vais épouser sa petite-fille.
Shuganan entendit cette déclaration avec terreur. Homme-Qui-Tue disait la vérité. Avant l'arrivée de Voit-Loin, il aurait pu avoir une chance de tuer Homme-Qui-Tue et alors lui et Chagak auraient pu vivre là en paix, mais maintenant...
Homme-Qui-Tue prit la baleine des mains de Voit-Loin et la tendit à Chagak.
— Dis-lui de tresser une cordelette, ordonna-t-il à Shuganan.
Puis il saisit les cheveux de Chagak, lui renversa la tête en arrière pour regarder son visage souillé en s'écriant :
— Femme stupide !
Il se tourna vers Shuganan :
— Dis-lui que Voit-Loin va partir demain matin et qu'elle doit préparer un bon repas pour lui. Dis-lui que Voit-Loin ne lui demandera pas l'hospitalité de sa couche puisqu'il ne passe qu'une seule nuit ici. Dis-lui aussi de se laver la figure. Je ne veux pas d'une épouse sale.
Cette nuit-là, Homme-Qui-Tue n'entrava pas les chevilles de Shuganan mais seulement ses poignets.
— Nous sommes deux, vieil homme, tu ne pourras jamais nous tuer tous les deux.
Shuganan resta immobile tandis qu'Homme-Qui-Tue lui liait les poignets. Il avait fait de nombreux plans pour tuer Homme-Qui-Tue, mais chaque nuit il les repoussait les uns après les autres, car aucun n'assurait la mort d'Homme-Qui-Tue et la sécurité de Chagak. Cette nuit, avec deux Petits Hommes dans son ulaq, il ne fit aucun plan.
Le lendemain matin, Homme-Qui-Tue le laissa attaché et Shuganan resta étendu sur sa couche, écoutant les hommes parler, comprenant à leurs commentaires que Chagak leur servait à manger.
— Elle fera une bonne épouse, cette fille, dit Voit-Loin d'une voix qui semblait parfois retenir un éclat de rire quand il parlait de Chagak. Dommage que tu ne sois pas assez viril pour la partager.
Il y eut un silence, puis Homme-Qui-Tue demanda :
— Comment pourrais-je la partager alors que je ne l'ai pas encore eue moi-même?
— Prends-la. Qu'est-ce qui t'en empêche?
— Tu es fou. Ne vois-tu pas le pouvoir que possède ce vieil homme? Tu as vu les statuettes autour de toi. A quand remontent les histoires que l'on raconte sur Shuganan ? Tous deux nous les avons entendues quand nous étions enfants. Nos pères également. Il est trop vieux pour être encore en vie, et pourtant il est là. Ne penses-tu pas qu'il possède un grand pouvoir?
— Ainsi tu ne le tues pas, mais tu l'attaches chaque soir. Est-ce que cela ne le fâche pas ?
— Son esprit sait que je pourrais le tuer mais que je ne le fais pas. Qu'est-ce qu'une cordelette ? De plus j'entends prendre Chagak pour femme. Tout homme a le droit de lutter pour avoir une femme. Alors je lutte avec des cordelettes.
Shuganan ferma les yeux. Pouvoir dénué de pouvoir. C'était comme s'il était jeune de nouveau, choisissant de suivre une voie qui déplaisait à son père, qui était contre les coutumes et l'enseignement de sa tribu. Le pouvoir de l'esprit contre le pouvoir de tuer et de prendre.
Dans sa frustration, Shuganan se mit à tirer sur les liens autour de ses poignets. Avec le nœud passé au-dessus des chevrons il n'y avait pas assez de jeu pour lui permettre d'atteindre les couteaux cachés. Néanmoins, il tira jusqu'à ce que ses poignets commencent à être entamés, mais soudain la voix d'Homme-Qui-Tue s'éleva et Shuganan s'immobilisa pour écouter.
— Tel est notre plan, disait Voit-Loin, nous allons retourner sur notre plage pour l'hiver, puis au printemps prochain...
Il y eut un bruit sourd comme si Voit-Loin avait frappé son poing dans la paume de sa main.
— Tu as observé leur village ? Connais-tu leurs défenses ?
— J'ai pris part à une des reconnaissances. Puis on m'a envoyé ici pour essayer de te retrouver.
— Eh bien tu m'as retrouvé. Mais tu as constaté aussi que je ne pouvais partir. Il y a trop de sculptures pour les emporter dans un seul ikyak et même dans deux. Je ne peux laisser le vieil homme ou il s'enfuirait sur une autre île et alors combien de temps faudrait-il pour le retrouver? Dis à mon père ce que tu as vu. Dis-lui d'envoyer des hommes ici avant de commencer les combats, ensuite j'irai avec vous. D'ici là Chagak attendra un fils.
— Es-tu tellement sûr d'avoir un fils ? demanda Voit-Loin en éclatant de rire.
— J'ai tout l'hiver pour essayer, rétorqua Homme-Qui-Tue en riant à son tour.
La colère remplit le cœur de Shuganan et ses liens parurent soudain plus serrés.
Il y eut du mouvement dans la pièce voisine. Voit-Loin s'adressait à Chagak, mais elle demeu-rait silencieuse. Shuganan entendit les hommes se préparer à sortir de l'ulaq et Homme-Qui-Tue déclara encore :
— Montre à mon père la sculpture de la baleine et dis-lui que je vais obliger Shuganan à en sculpter beaucoup d'autres, suffisamment pour que chacun de nos guerriers en porte une. Avec un tel pouvoir, comment pourraient-ils nous résister?
Shuganan se laissa retomber sur sa couche. Le peuple de sa femme! Ils allaient attaquer le peuple de sa femme ! Il lui fallait avertir les Chasseurs de Baleines aussi vite que possible ou bien il faudrait attendre jusqu'au printemps. Un vieil homme ne pouvait pas voyager dans les orages d'hiver.
— Je les préviendrai, murmura-t-il. Je tuerai Homme-Qui-Tue et j'irai les prévenir.
— Ai-je dit que tu pouvais te servir d'un couteau? demanda Homme-Qui-Tue en désignant celui que Shuganan tenait dans ses mains.
— C'est mon couteau à sculpter, tu m'as déjà vu l'utiliser, répliqua le vieil homme.
— Je ne veux pas que tu te serves d'un couteau.
— Je suis un vieil homme. Je dois sculpter tant que je suis en vie.
Il fit un geste en direction d'une pile d'ivoire et d'os.
— Vois tout ce que j'ai à faire.
— Je ne veux pas que tu utilises de couteau, répéta Homme-Qui-Tue en élevant la voix.
Depuis le départ de Voit-Loin, Homme-Qui-Tue était plus exigeant, plus difficile à apaiser. Shuganan se mit debout et tendit son couteau en jetant un coup d'œil à Chagak. Elle était assise près de la lampe à huile et tressait un panier, tête baissée sur son ouvrage. Pendant un moment Shuganan se laissa entraîner à regarder le dessin du tissage. Les mailles étaient si serrées et si petites que le panier pourrait porter de l'eau sans en verser. Puis le vieil homme se mit à faire lentement le tour de l'ulaq, étudiant les sculptures posées sur les étagères. Il en sélectionna une. Un homme tenant un long couteau de chasse et il le porta à Homme-Qui-Tue.
— Prends ceci, dit-il, si tu as peur d'un vieil homme utilisant un aussi petit couteau, c'est que tu as besoin de protection.
Homme-Qui-Tue leva la tête, les yeux brillant de colère.
— Tais-toi, vieil homme, grogna-t-il, mais il accepta la sculpture. Je la prends non parce que j'ai peur de toi ou de quiconque.
Et il laissa tomber le couteau déformé aux pieds de Shuganan.
Celui-ci se baissa pour le ramasser et se mit à travailler.
— Que fais-tu de si important?
Shuganan exhiba la figurine :
— Un mari et une femme, expliqua-t-il. Puis il ajouta : c'est pour Chagak.
Homme-Qui-Tue se pencha pour étudier le modèle.
— Ce n'est pas terminé, dit Shuganan.
Homme-Qui-Tue poussa un grognement.
— C'est bien que tu l'aies fait pour elle. Cela lui donnera de la force, mais il y a quelque chose à ajouter. Mets un bébé sous son suk. Un beau et gros garçon. Elle me donnera beaucoup de fils.
Shuganan leva les yeux pour le regarder, puis il se mit à travailler au suk de la femme. Il allait élargir le col et graver la petite tête qui en sortirait. Au bout d'un moment il tendit la figurine à Homme-Qui-Tue et attendit que celui-ci ait examiné les traits de l'enfant à la lueur de la lampe. Homme-Qui-Tue eut un rire et approuva.
— C'est bien, dit-il. Termine-le. Donne un visage à l'homme. Mon visage.
Sans répondre, Shuganan reprit la sculpture. Il finirait l'homme, mais il n'aurait pas le visage d'Homme-Qui-Tue.
— Tu es habile, reprit ce dernier.
Il s'accroupit près de Shuganan en se balançant sur les talons :
— Et peut-être que quelqu'un de si habile à trouver des hommes dans des petits morceaux d'os ou de dent est capable d'autres choses, ajouta-t-il. Peut-être qu'un homme si habile à trouver est aussi habile à cacher.
A ces mots, Shuganan réprima un frisson et sentit son cœur battre à coups redoublés. Mais il ne cessa pas de regarder sa sculpture et continua à ciseler le nez minuscule et les petits yeux de l'enfant.
Homme-Qui-Tue ranima la flamme de la lampe et entra dans la chambre de Shuganan. La lumière dessina son corps comme une ombre derrière le rideau. Shuganan le vit chercher le long du mur, faisant courir sa main sur les aspérités, s'arrêtant de temps en temps sur la surface inégale. Il fit ainsi le tour de la pièce avant de se laisser tomber à genoux pour fouiller le sol. Shuganan regarda Chagak, elle était pâle, les lèvres serrées.
— J'ai caché des couteaux, chuchota-t-il.
Chagak hocha la tête sans rien dire, les yeux
fixés sur le rideau. Soudain, Homme-Qui-Tue appela Shuganan :
— Tu n'es pas aussi malin que je le pensais, ricana-t-il, et, tirant le rideau sur le côté, il montra le couteau de chasse caché dans l'herbe du sol sous la couche.
Shuganan attendit, espérant que l'homme cesserait ses explorations et se contenterait de ce qu'il avait trouvé, mais il continua à chercher et s'exclama à nouveau.
— Il a trouvé le couteau courbé, murmura Shuganan.
— En as-tu caché d'autres? demanda Chagak sur le même ton.
— Trois dans ma chambre et un dans le sol de...
Homme-Qui-Tue poussa une autre exclamation et écarta le rideau en tenant les trois couteaux dans sa main gauche. Il les mit sous la gorge de Shuganan :
— Y en a-t-il d'autres ? gronda-t-il.
— Non, répondit Shuganan avec calme.
Il n'avait pas peur. C'était un vieil homme, qu'était la mort pour lui ?
Mais déjà Chagak était à ses côtés, ses petites mains entre les couteaux et la gorge de Shuganan.
— Ne le tue pas, supplia-t-elle, c'est moi qui ai caché ces couteaux.
— Que dit-elle? demanda Homme-Qui-Tue.
— Elle te demande de ne pas me tuer.
Homme-Qui-Tue se mit à rire en retroussant
ses lèvres de sorte que ses canines ressortaient.
— Je ne suis pas aussi stupide, déclara-t-il. Pourquoi te tuerais-je? Il est plus facile de te faire souffrir.
Il bascula Shuganan et fit courir la pointe des couteaux sur son cou, traçant ainsi trois lignes parallèles. Shuganan serra les dents, mais ne dit rien.
— Te prends-tu pour un chasseur, vieil homme? demanda Homme-Qui-Tue, et, levant son poing, il frappa Shuganan dans le ventre.
Celui-ci se roula en boule, ses bras recouvrant sa tête, le visage contre ses genoux en s'efforçant de retrouver sa respiration. Homme-Qui-Tue le frappa encore. Chagak se mit à pleurer en poussant de petits cris. Shuganan se raidit, prêt à recevoir d'autres coups, mais rien ne vint. Il ouvrit les yeux et vit qu'Homme-Qui-Tue attendait qu'il levât la tête pour le frapper sur la bouche. Shuganan roula sur lui-même pour se mettre hors de portée, en étanchant de ses deux mains le sang qui coulait de son cou. Puis il vit Chagak se jeter sur Homme-Qui-Tue en le frappant de ses deux poings et en le repoussant de sa tête baissée.
— Non, Chagak ! dit Shuganan d'une voix que la douleur rendait rauque.
Homme-Qui-Tue saisit une des mains de Chagak, mais elle le griffa de l'autre au visage. Il laissa tomber les couteaux et gifla Chagak avant de la frapper sur le ventre.
— Non ! cria encore Shuganan, mais Homme-Qui-Tue continua à frapper sans paraître entendre.
Alors Shuganan se jeta contre lui. Ses côtes lui firent mal quand il frappa et pendant un instant il en eut le souffle coupé, mais il se baissa pour ramasser un des couteaux. Homme-Qui-Tue s'en empara le premier et le porta à la gorge de Chagak.
La jeune fille était étendue, immobile, son visage saignait, ses yeux grands ouverts ne cillaient pas et Shuganan eut l'impression que sa respiration s'était arrêtée, mais elle parut reprendre son souffle.
Shuganan lut la colère sur le visage de leur tourmenteur, mais dans le calme revenu, il dit :
— Tue-la. Elle souhaite mourir. Alors elle rejoindra l'homme qu'elle devait épouser ainsi que son père et sa mère. Tue-nous tous les deux et nous préviendrons ceux qui vivent dans les Lumières Dansantes contre le mauvais esprit que tu portes en toi.
Homme-Qui-Tue serra les lèvres mais il s'écarta de Chagak. Il ramassa les couteaux et les glissa dans sa ceinture.
— Retournez vous coucher tous les deux, dit-il. Demain nous chasserons le phoque.
Il se leva et prit l'outre contenant de l'eau suspendue à une poutre. L'eau coula dans sa bouche et sur son visage. Le corps douloureux, Shuganan se pencha sur Chagak, l'aida à se lever et posa son bras sur ses épaules en examinant son visage. Elle ne pleurait pas et dans ses yeux brillait une lueur dangereuse. Elle laissa aller sa tête sur son épaule et chuchota : « Où est le couteau ? »
Mais Homme-Qui-Tue se mit à crier :
— Je vous interdis de parler !
Et Shuganan dut se taire.
Le lendemain matin Homme-Qui-Tue attacha Chagak au pied de l'escalier et posa une pile de peaux de phoque à ses pieds.
— Dis-lui de faire des babiches 5, ordonna-t-il à Shuganan. Dis-lui que nous allons à la chasse au phoque pour payer sa dot.
Mais avant que Shuganan ait pu traduire un mot, Chagak déclara :
— Demande-lui comment je peux faire des babiches sans mon couteau.
— Tu as gardé son couteau, traduisit Shuganan, comment veux-tu qu'elle fasse des babiches sans couteau?
Homme-Qui-Tue haussa les épaules et ramassa son harpon.
— Dis-lui de me donner la pile de peaux qui est là ainsi que mon couteau, reprit Chagak.
Elle désigna les peaux du doigt mais, avant que Shuganan ait pu parler, Homme-Qui-Tue avait rassemblé les peaux et les avait posées devant elle.
— Elle a besoin d'un grattoir et d'une pierre ponce, dit Shuganan en allant chercher les deux instruments à l'endroit où la jeune fille les avait rangés.
Il savait qu'elle préférait travailler dehors, car le vent emportait les petits morceaux de chair et les poils encore attachés sur les peaux, mais puisqu'elle était obligée de rester dans l'ulaq, mieux valait qu'elle ait une occupation.
Shuganan prit une poignée de pitons qu'il répandit sur le sol puis il étendit une peau dessus et utilisa une pierre pour enfoncer la peau afin de pouvoir la tendre.
— Elle peut faire ça toute seule, vieil homme, dit Homme-Qui-Tue, nous devons aller maintenant car il nous faut revenir avant la nuit.
Shuganan le regarda avec surprise.
— Tu vas à la chasse au phoque et tu penses que nous rentrerons le jour même ?
— Je suis un chasseur, répondit Homme-Qui-Tue en le toisant d'un air méprisant.
Shuganan détourna les yeux, respira profondément et sentit la douleur de la veille se réveiller dans ses côtes.
— Elle aura besoin de boire et de manger, plaida-t-il, et si nous ne revenons pas avant trois ou quatre jours? Pourquoi payer une dot si tu laisses mourir la mariée ?
Homme-Qui-Tue marcha jusqu'au milieu de l'ulaq, détacha l'outre contenant l'eau potable et
la suspendit au-dessus de Chagak qui pouvait l'atteindre en se tenant debout.
— Va lui chercher de la nourriture, dit-il à Shuganan. Pas beaucoup. Je t'ai dit que nous rentrerions ce soir.
Mais Shuganan prit un estomac de phoque et en tira du poisson séché qu'il posa près de Chagak.
Homme-Qui-Tue commença à gravir une marche, puis il se pencha pour saisir le menton de Shuganan :
— Tu es généreux, vieil homme, mais laissons-la manger; j'aime les femmes grasses. Elles font de plus gros enfants.
Il se pencha, prit une poignée de poisson séché et la mit dans un sac qu'il portait autour du cou.
— Va me chercher des œufs, ordonna-t-il à Shuganan.
Le vieil homme s'exécuta. En revenant il glissa quelque chose dans la main de Chagak. Pendant un moment elle ne sentit que la froideur de ses doigts.
Shuganan pensait qu'Homme-Qui-Tue ne l'avait pas vu, mais celui-ci demanda :
— Que lui as-tu donné ?
Shuganan sourit en espérant que son visage ne trahirait pas sa nervosité.
— La sculpture, dit-il.
Il enroula sa main autour de celle de Chagak, espérant que l'homme n'y regarderait pas de trop près et ne verrait pas ce qu'il avait fait du visage de l'homme et à la base de l'image.
Homme-Qui-Tue se mit à rire.
— Nous allons ramener beaucoup de phoques, peut-être plus que deux, et, pendant que la femme attend, ces petits hommes lui apprendront à être une bonne épouse.
Il poussa Shuganan devant lui, mais celui-ci s'arrêta un instant en haut. Il se pencha pour regarder la tête penchée de Chagak.
Elle leva les yeux et il lut la compréhension dans son regard, il vit qu'elle avait pressé son pouce sur le visage de l'homme. Elle leva la main pour le saluer et Shuganan se détourna, gardant dans sa mémoire le souvenir de ses yeux. Quelque chose qu'il conserverait et qui l'aiderait à poursuivre son plan, un souvenir qu'il n'oublierait pas même s'il échouait.
16
Shuganan conservait son ikyak dans une cave formée par les falaises à l'extrémité de la plage. Même à marée haute la cave restait sèche. L'ikyak d'Homme-Qui-Tue était non loin de là, amarré à un solide rocher pour empêcher le vent de l'emporter. Il commença à charger son ikyak d'un paquet de nourriture et d'un chigadax supplémentaire. L'embarcation était plus longue et plus étroite que celle de Shuganan et celui-ci pensa que le revêtement qui couvrait la coque, le fond et les côtés était en morse plutôt qu'en lion de mer.
— Quand ton peuple a-t-il appris à fabriquer ce genre d'ikyak? demanda Shuganan en se souvenant des ikyan plus larges et plus courts utilisés dans son enfance.
— Nous avons appris beaucoup de choses, vieil homme, dit Homme-Qui-Tue. Celui-ci est un modèle fabriqué par les Chasseurs de Morses. Il va plus vite dans l'eau et il est plus facile à manœuvrer.
— Il doit aussi se retourner plus facilement, dit Shuganan en remarquant l'étroitesse de sa forme.
L'embarcation était à peine plus large que le trou permettant au chasseur de s'asseoir.
— Pour certains, répondit sèchement Homme-Qui-Tue. Va chercher ton ikyak.
Shuganan hésita, détestant l'idée d'écraser l'herbe et d'écarter les rochers qui couvraient l'entrée de la cave. C'était un bon endroit où lui et Chagak pourraient se cacher et qui ne se trouvait pas aisément.
Homme-Qui-Tue croisa les bras et regarda Shuganan repousser les broussailles.
— Certaines de ces caves sont profondes, remarqua-t-il quand l'entrée fut découverte. Peut-être vas-tu y entrer et ne pas revenir.
Shuganan ne répondit pas.
La cave était petite, de la largeur des bras tendus d'un homme et de la longueur de l'ikyak. L'entrée était étroite même pour Shuganan. A l'intérieur il faisait sombre mais il apercevait les contours de son ikyak. Il était tel qu'il l'avait laissé au printemps dernier, suspendu à une branche d'arbre qu'il avait installée sur le plafond de la cave lorsqu'il était jeune. Il avait, alors, la force de soulever l'ikyak et de le fixer à sa place, hors d'atteinte des vagues lorsque la mer se déchaînait. Mais maintenant, bien que l'ikyak fût léger, Shuganan avait des difficultés à le soulever. Aussi l'avait-il attaché avec des cordes passant au-dessus de la poutre et fixé à des chevilles en bois plantées dans le mur.
Il détacha une de ces cordes et laissa l'ikyak glisser lentement sur le sol de la cave.
— Dépêche-toi, vieil homme, tu es trop lent, cria Homme-Qui-Tue.
Mais Shuganan ne se hâta pas. Plus il lui fau-drait de temps, plus Chagak en gagnerait. Il baissa l'avant de l'ikyak et détacha son chigadax de l'arrière.
Ce vêtement était fait d'intestins de phoque cousus en bandes horizontales, chaque couture faite en double pour empêcher l'eau d'entrer. Ce chigadax était l'un des nombreux que Shuganan avait confectionnés lui-même. Ce n'était pas là un travail d'homme, mais quand un homme n'avait pas de femme quel choix lui restait-il? Qui pourrait survivre en mer sans un chigadax à capuchon ?
Les bandes d'intestin translucide semblaient moins susceptibles de s'abîmer si le chigadax était conservé dans la cave. Mais après un été, même en graissant les coutures presque tous les jours, le vêtement se ramollissait et les peaux devenaient plus délicates. En le dépliant, il sentit une odeur de moisi.
Il le lança de la cave et dit :
— Je dois graisser mon chigadax.
Homme-Qui-Tue ramassa le vêtement et le
porta à son nez avec une grimace. Il le jeta sur un bouquet d'herbe et alla chercher de la graisse dans son propre ikyak.
— Tu es stupide, vieil homme, dit Homme-Qui-Tue en voyant Shuganan s'agenouiller pour graisser le devant du vêtement. Quel chasseur laisse son chigadax des jours sans y passer de la graisse ? Penses-tu que les phoques vont venir à nous si tu n'as pas plus de respect pour la mer ?
Mais tout en tirant son ikyak de la cave, le dos tourné, Shuganan se contenta de sourire.
Chagak enfouit la sculpture de Shuganan dans son tablier et posa la tête contre l'escalier. Sa mâchoire était douloureuse à l'endroit où Homme-Qui-Tue l'avait frappée et ses dents étaient ébranlées de ce côté de sa joue. Elle frissonna à l'idée de devenir sa femme et un faible espoir lui vint. Peut-être que les animaux marins le noieraient. Peut-être y aurait-il un terrible orage.
— Non, dit-elle à haute voix, et elle entendit le mot se répercuter en écho contre les murs de l'ulaq. Shuganan est avec lui.
D'abord, après le départ des hommes, elle s'était débattue avec les cordes qui l'attachaient, mais Homme-Qui-Tue les avait nouées de telle sorte que plus elle tirait, plus elles se resserraient. Maintenant ses pieds et ses mains enflés, les cordes étaient si serrées que chaque mouvement était une souffrance. La corde qui liait ses poignets à la poutre était assez longue pour lui permettre de s'agenouiller et d'atteindre le sol, mais même s'il n'y avait eu la souffrance, avec ses deux mains si solidement attachées, il lui aurait été difficile de faire quoi que ce soit, même gratter les peaux que Shuganan avait étendues devant elle. Et si elle oubliait ses liens et essayait de pousser le grattoir trop loin, les liens se resserraient encore.
Chagak porta la sculpture contre sa joue et pensa au vieil homme qui la lui avait donnée. Elle se demandait souvent comment il avait appris la langue d'Homme-Qui-Tue. Avait-il été commerçant ?
Oui, songea-t-elle, en regardant les étagères garnies de ses sculptures. Les hommes donneraient beaucoup de fourrures pour posséder une ou deux de ces figurines — animaux en ivoire, hommes sculptés dans de l'os, si réels que parfois Chagak sentait leur esprit peser sur elle et éprouvait le besoin de quitter l'ulaq rien que pour être seule.
A nouveau elle étudia la figurine que Shuga-nan lui avait donnée. Tout d'abord quand il la lui avait glissée dans la main, elle avait vu Homme-Qui-Tue la regarder de son air rusé, elle avait éprouvé de la colère. Certes, il y avait bien longtemps, elle avait souhaité être une épouse et une mère, mais maintenant elle voulait seulement être délivrée d'Homme-Qui-Tue. Puis elle avait remarqué les détails du visage du mari sur la sculpture. Ses yeux étaient écartés, ses pommettes hautes. Son sourire était bon. Ce n'était pas Homme-Qui-Tue.
Elle s'émerveilla que Shuganan ait eu le courage d'accomplir un tel geste. Et si Homme-Qui-Tue l'avait remarqué ? Lui aussi aurait vu que le mari ne le représentait pas, n'était même pas un homme de sa tribu. Il aurait pensé que Shuganan avait utilisé son pouvoir pour choisir un autre homme comme mari pour Chagak, quelqu'un de bon et doux.
« Je dois le cacher », avait-elle pensé. Mais où?
Il n'y avait pas de cachette sûre dans cette pièce, mais si elle la portait sous son suk, quand les hommes reviendraient et la détacheraient, elle trouverait peut-être un endroit où la dissimuler avant qu'Homme-Qui-Tue ne la voie.
Chagak fouilla dans son panier à couture et trouva des boyaux. Elle en détacha trois longueurs qu'elle tressa avant d'en entourer la sculpture. Puis elle l'attacha contre l'amulette du shaman qu'elle portait autour de son cou. En serrant la sculpture entre ses mains, elle sentit qu'elle était chaude comme si elle était vivante. Elle la pressa contre sa joue et soudain elle s'avisa d'un autre détail à la base. Elle l'approcha de la lampe. La lumière faisait ressortir un cercle dans l'ivoire avec une entaille tout autour.
A l'aide de son ongle, Chagak s'efforça de soulever ce morceau d'ivoire qui finit par se déta-cher, révélant un long espace creux. Elle retourna la figurine et la secoua, mais rien ne tomba. Pourquoi Shuganan avait-il creusé un trou dans cette figurine ? Était-ce pour y cacher un objet sacré ? Elle glissa son doigt dans le trou et sentit quelque chose de mou. Avec l'ongle de son petit doigt, elle réussit à extraire quelques duvets entassés au fond du creux. Elle retourna la figurine et la secoua encore, mais, bien que rien ne tombât, quelque chose bougea à l'intérieur. Elle retira encore quelques plumes et finalement en frappant la sculpture contre le sol elle délogea un dernier petit paquet.
Il était enveloppé d'un morceau de peau si fine qu'il glissa par terre. Chagak le ramassa, l'ouvrit soigneusement et sursauta. C'était une lame en obsidienne à peine plus longue que la phalange d'un doigt.
La lame du couteau à sculpter de Shuganan, pensa Chagak avec un soupir de reconnaissance qui soulagea presque la douleur de ses poignets et de ses chevilles.
Elle saisit la lame tranchante et coupa les liens qui la retenaient prisonnière. Combien de temps les hommes resteraient-ils absents? La plupart des chasses aux phoques duraient trois ou quatre jours. Jusqu'où pourrait-elle aller avec son ik? Quelle direction devrait-elle prendre? Peut-être devrait-elle essayer de rallier l'île des Chasseurs de Baleines. Homme-Qui-Tue penserait qu'elle était partie vers l'est où se trouvaient d'autres villages de Chasseurs de Phoques.
« Oui, décida-t-elle, je vais traverser le prochain détroit et aller trouver mon grand-père. Peut-être que les Chasseurs de Baleines accepteront de revenir avec moi pour délivrer Shuganan. »
Shuganan et Homme-Qui-Tue restèrent sur la plage une bonne partie de la matinée. Shuganan était assis dans son ikyak, les jambes étendues devant lui, le capuchon de son chigadax noué autour de sa tête, le bas du vêtement fixé à la doublure du bateau le protégeant ainsi de l'eau.
Le ciel était lourd de nuages et un vent du sud augmentait le volume des grosses vagues qui venaient s'écraser des deux côtés de l'ikyak. La mer était du même gris que le ciel et l'eau devenait lourde sous la pagaie de Shuganan.
« Nous aurons du mal à trouver des phoques », pensa-t-il. Homme-Qui-Tue avait attaché l'ikyak de Shuganan au sien avec une longue lanière de babiche en cuir, ce qui les maintenait ensemble mais gênait leurs mouvements pour pagayer et rendait toute manœuvre difficile.
Mais les problèmes d'Homme-Qui-Tue ne tracassaient pas Shuganan. Sa crainte était que la mauvaise mer rendît la fuite de Chagak malaisée. Serait-elle capable de diriger son ik dans ces grosses vagues ? Qu'arriverait-il si l'eau pénétrait à l'intérieur? L'ik n'était pas une embarcation aussi facile à maîtriser qu'un ikyak.
Et si Chagak ne trouvait pas le creux dans la sculpture? Elle n'aurait rien pour couper ses liens et ne pourrait même pas tenter de s'enfuir.
Car Shuganan était resté éveillé la nuit précédente, tirant des plans sur ce qu'il ferait si Homme-Qui-Tue l'emmenait chasser avec lui. Peut-être importait-il peu que Chagak ne pût s'échapper. Homme-Qui-Tue ne reviendrait peut-être pas de la chasse. La mer était dangereuse et, dans toutes les chasses, il y avait la possibilité que le chasseur ne rentre pas. Quel homme pouvait l'ignorer? Quel homme, éprouvant de la joie à se sentir sur l'eau, avec seulement l'épaisseur de la doublure en peau de phoque entre la mer et ses jambes, ne se retournait pas une dernière fois pour considérer le rivage, vers son ulaq et son village ? Quel homme ne saisissait pas son amulette pour demander aux esprits une protection contre la mer?
« Mais qu'arriverait-il si, en tuant Homme-Qui-Tue, je perds ma propre vie? » Tout en réfléchissant, Shuganan leva les yeux vers l'horizon. « J'ai vécu un grand nombre d'années et je n'ai pas besoin d'en avoir beaucoup plus, mais qu'arrivera-t-il si Chagak ne trouve pas la lame cachée dans la sculpture? Qu'arrivera-t-il si elle ne peut se délivrer? Elle ne dispose de provisions que pour quelques jours ; d'eau pour quatre jours peut-être, de nourriture pour huit ou dix, mais ensuite que fera-t-elle ? Serait-il pire pour elle de mourir dans l'ulaq, sans eau, sans nourriture, ou préférerait-elle être la femme d'Homme-Qui-Tue et vivre dans son village ? En tant qu'épouse, elle pourrait au moins avoir des bébés. Des enfants lui apporteraient de la joie. »
« Mais elle trouvera cette lame », pensa encore Shuganan pour se rassurer. « Oui, elle la trouvera. Puis elle partira rejoindre son grand-père et sera sauvée. C'est ce qu'elle fera, quant à moi j'aurai fait ce que je devais. »
Shuganan regarda devant lui en direction d'Homme-Qui-Tue et vit les épaules larges et les bras musclés. Il se servait de sa pagaie avec facilité et Shuganan avait des difficultés à le suivre. Plus d'une fois la corde entre les deux embarcations s'était tendue et Homme-Qui-Tue s'était retourné chaque fois avec une saccade qui secouait l'ikyak.
Shuganan scruta encore l'horizon. Le gris du ciel se mêlait à ce point avec la mer que l'on ne voyait même plus le contour de l'île. Ils n'avaient aperçu aucun phoque pointant sa tête au milieu des vagues mais Homme-Qui-Tue n'avait pas encore dirigé son ikyak vers les îles aux phoques. « Peut-être ne connaît-il pas l'existence de ces îles », pensa Shuganan, et s'il attendait que l'un d'eux se montre dans la mer, il attendrait longtemps.
Shuganan leva la tête et sourit. « Chagak va trouver le couteau, pensa-t-il. Elle le trouvera et je tuerai Homme-Qui-Tue. »
17
Chagak frotta ses chevilles et ses poignets endoloris, puis, s'accroupissant sur ses talons, elle enfonça la petite lame dans la sculpture et la glissa sous son suk. Il lui avait fallu presque toute la matinée pour couper les épais liens de babiche, mais elle était enfin libre.
Pendant un moment elle resta immobile, repassant en esprit les objets qu'elle devait emporter : l'eau, l'huile, du poisson séché, des peaux de phoque tannées, son panier à couture, peut-être un panier de buccins, un rouleau de corde, des hameçons, le bola, des boyaux pour la canne à pêche, son couteau, de l'herbe sèche, des tapis d'herbe.
Elle empila le tout au bas d'un tronc d'arbre avant de sortir. Elle se rendit sur la plage le cœur battant. Et si Homme-Qui-Tue était encore là? Et s'il attendait pour voir si elle essaierait de s'enfuir?
Mais il n'y avait personne. La plage était grande et vide.
Son ik était retourné sur un rocher, près de la cave de l'ikyak. Elle avait passé beaucoup de temps avec Shuganan à réparer son ik, remplaçant des morceaux de bois brisés et des peaux arrachées.
Chagak fit courir ses mains sur le revêtement, en quête de tout indice de perforation. Une vague vint se briser sur les galets et se retira avec bruit. La plage était plus froide et le vent plus fort que sur l'île de son peuple.
Chagak pensa à Shuganan. Il avait voulu qu'elle s'enfuie, autrement il ne lui aurait pas donné la statuette avec le couteau en obsidienne.
Malgré tout elle avait peur pour lui. Que ferait Homme-Qui-Tue lorsqu'il découvrirait son évasion ? Mais elle avait vu le pouvoir que Shuganan exerçait sur cet homme. Il faudrait plus que sa fuite pour mettre la vie de Shuganan en danger. « Et je ramènerai mon grand-père », pensa-t-elle, et elle poursuivit à haute voix pour tout esprit qui pourrait se trouver là :
— Je vais revenir avec mon grand-père et ses chasseurs. Ils sauveront Shuganan.
Puis se souvenant du peu d'estime que son grand-père nourrissait à l'égard de ses petites-filles, elle se hâta de retourner à l'ulaq pour chercher ses provisions.
— Ah! cria Homme-Qui-Tue et, levant sa pagaie, il désigna quelque chose de sombre dans l'eau.
Shuganan s'efforça de regarder mais ne vit dans l'eau que ce qui pouvait être un morceau de bois ou bien un canard blanc et noir nageant au creux d'une vague.
Homme-Qui-Tue se mit à pagayer avec vigueur, mais Shuganan laissa son ikyak ralentir considérablement son effort.
— Tu pagaies comme une femme! cria
Homme-Qui-Tue, en élevant la voix pour percer le fracas des flots.
— Je suis vieux, répondit Shuganan en se souciant peu qu'Homme-Qui-Tue pût l'entendre.
— Tu vas mourir si tu ne t'y prends pas mieux, hurla encore Homme-Qui-Tue dont les paroles furent apportées dans un coup de vent.
Shuganan enfonça sa pagaie profondément dans l'eau, rapprochant ainsi son ikyak de l'autre, puis il plongea sa pagaie verticalement dans l'eau et, quand Homme-Qui-Tue voulut lancer son ikyak avec une forte poussée, le lien entre les deux embarcations se tendit et ramena brutalement celle d'Homme-Qui-Tue en arrière.
— Vieillard stupide ! siffla-t-il.
Mais Shuganan se contenta de hausser les épaules en répétant :
— Je t'ai déjà dit que j'étais vieux.
Et cette fois il cria assez fort pour être entendu. Peut-être aussi que si ce qu'Homme-Qui-Tue avait vu était un phoque, il entendrait également et prendrait conscience du danger.
Ce qui flottait dans l'eau parut effectivement s'éloigner. Ce n'était pas un morceau de bois, pensa Shuganan. Il garda son ikyak derrière celui d'Homme-Qui-Tue, assez près pour être une gêne.
— Il y en a deux, souffla Homme-Qui-Tue en baissant la voix.
— Je ne t'entends pas, cria Shuganan, bien qu'il eût parfaitement entendu, et il éleva lui-même suffisamment la voix pour la porter au-dessus des vagues. Qu'as-tu dit ?
— Tais-toi !
— Est-ce un phoque ? cria encore Shuganan.
— Mais tais-toi donc !
Homme-Qui-Tue avait cessé de pagayer et avant que Shuganan ait pu arrêter son ikyak, il fut à portée de l'autre. Homme-Qui-Tue leva sa pagaie et frappa violemment les côtes de Shuganan.
— Tais-toi, vieil homme, répéta-t-il à voix basse.
Shuganan entendit une de ses côtes craquer et sentit l'air sortir brusquement de ses poumons. Il resta assis, immobile, essayant de reprendre sa respiration, et finit par saisir la pagaie en craignant qu'elle ne lui échappe des doigts.
— Deux phoques, répéta Homme-Qui-Tue comme si rien ne s'était passé.
Il détacha un de ses harpons, contrôla l'élasticité du filin.
— Deux phoques, répéta-t-il. Et je vais les avoir tous les deux.
Chagak poussa l'ik dans l'eau claire de la mare qui s'étendait comme un arc presque au centre de la plage et dont une extrémité rejoignait la mer. C'était un bon endroit pour lancer une embarcation quand il n'y avait personne pour aider.
Elle avait sorti ses provisions de l'ulaq et les avait empilées sur la plage près de la mare. En remplissant l'ik, elle attacha la plupart des provisions aux côtés de l'embarcation afin d'éviter de les perdre.
Quand tout fut arrimé, elle se rendit à la cave où Shuganan conservait son ikyak. Elle prit une pagaie supplémentaire, des babiches et des peaux huilées servant aux réparations. Elle prit aussi un tube à écoper. Ce long tube flexible était constitué par un morceau de bambou, une plante qui échouait souvent sur leur plage. En aspirant l'eau avec ce tube creux et en la jetant par-dessus bord, on pouvait écoper d'une main et diriger l'embarcation de l'autre.
Elle étendit ensuite une peau de phoque à l'endroit où elle allait s'asseoir, puis elle retira son suk et le lança au fond de l'embarcation. En pataugeant dans la flaque d'eau elle tira l'ik vers la mer.
Les vagues frappèrent ses jambes et les galets pointus écorchèrent ses pieds, mais elle continua à marcher jusqu'à ce qu'elle ait de l'eau à la taille. Puis elle saisit le bord de l'ik, se glissa à l'intérieur et se mit à pagayer.
Elle dirigea son ik face aux vagues en employant toute sa force pour conserver la proue au milieu de l'écume, mais quand elle se trouva dans les eaux plus profondes, elle fut entraînée par le courant. Elle laissa l'embarcation flotter et enfila son suk, plumes à l'intérieur pour être plus au chaud.
Shuganan croisa les bras sur sa poitrine et se tint les côtes. Chaque respiration était douloureuse, comme si ses côtes s'étaient détachées de sa colonne vertébrale.
Homme-Qui-Tue avait guidé son ikyak plus près des phoques et Shuganan souffrait tellement qu'il était incapable de lutter contre lui. La respiration courte, il pressa ses mains le long de sa poitrine et prit une longue aspiration.
Homme-Qui-Tue fixa le bout de son harpon sur son lance-harpon. Celui-ci avait la longueur d'un avant-bras d'homme et était large d'une demi-main. Très semblable au lance-harpon de Shuganan, il était garni d'un trou pour l'index et d'une encoche pour la paume de la main. Des représentations de phoques et de chasseurs étaient peintes sur le manche alors que celui de Shuganan était gravé.
Homme-Qui-Tue tenait le lance-harpon à bout de bras, l'extrémité posée sur son épaule, ce qui augmentait la longueur et par conséquent la force du dispositif.
Ils étaient assez près des animaux pour que Shuganan pût voir leur fourrure. C'étaient des phoques velus, et par conséquent de plus grande valeur autant pour leur chair que pour la solidité de leurs peaux.
Homme-Qui-Tue recula dans l'ikyak, le bras plié, et murmura « Ils sont deux ! » et il se mit à rire tout seul. Shuganan se demanda ce qui le faisait rire. La pensée de Chagak nue dans son lit? L'idée de ramener Shuganan à son chef? Et soudain sa colère fut plus forte que sa souffrance. Il saisit sa pagaie à deux mains et oubliant sa douleur l'enfonça légèrement dans l'eau, raccourcissant la distance entre les deux embarcations. Maintenant il était assez près pour toucher l'autre ikyak avec sa pagaie, il ne pensait pas qu'Homme-Qui-Tue ait vu ou entendu quoi que ce soit, tant il était absorbé par les phoques.
Effectivement il détacha un second harpon et le tint dans sa main gauche, tandis qu'il se préparait à tirer avec la droite.
Ils étaient dans le creux d'une vague, tout était tranquille et gris autour d'eux, le ciel, la mer. Shuganan agrippa sa pagaie à deux mains et la souleva comme une arme. Homme-Qui-Tue attendit d'être sur la crête d'une vague pour lancer son harpon. Au moment où il tira Shuganan leva sa pagaie, prêt à l'utiliser comme une massue, mais la beauté du lancer, le grognement du phoque quand il fut touché l'arrêtèrent et il resta immobile tandis qu'Homme-Qui-Tue armait son deuxième tir. A nouveau le harpon fit mouche.
Shuganan ne bougea toujours pas. « Quel esprit souffle ici ? » pensa-t-il. Pourquoi le second phoque était-il resté la tête hors de l'eau quand le premier avait été touché ?
Les phoques plongèrent, la tête du harpon plantée dans leur corps. La corde attachée au harpon resta à la surface, marquant l'endroit où les phoques se trouvaient sous l'eau. L'un d'eux refit surface. Homme-Qui-Tue approcha son ikyak mais l'animal ne fit aucun mouvement pour replonger.
Homme-Qui-Tue tira sur la corde et l'enroula autour d'un portant sur le bord de l'embarcation. Le second phoque fit également surface et lui aussi attendit qu'Homme-Qui-Tue enroule la corde.
Attendait-il ou était-il mort ? se demanda Shuganan tandis qu'Homme-Qui-Tue continuait ses manœuvres d'amarrage.
Ils sont morts tous les deux, se dit Shuganan. Ils sont morts si rapidement ! D'où Homme-Qui-Tue tenait-il ce pouvoir?
Shuganan songea à la sculpture de phoque qu'Homme-Qui-Tue avait prise dans l'ulaq, mais Shuganan ne pouvait donner à son propre travail un tel pouvoir. C'était trop effrayant, trop horrible! Et si d'autres chasseurs venaient? Et s'ils gagnaient le même pouvoir en portant les sculptures et utilisaient ce pouvoir pour faire le mal?
A nouveau Shuganan eut de la difficulté à respirer. Il leva sa pagaie. Il savait qu'Homme-Qui-Tue allait se retourner. Un chasseur qui pouvait se glorifier d'un tel exploit ne pouvait manquer de s'en vanter.
— Alors, qu'en penses-tu, vieil homme? demanda Homme-Qui-Tue avec un large sourire.
Shuganan leva la pagaie comme si c'était une lance et en frappa Homme-Qui-Tue en plein visage.
Le coup n'était pas aussi violent que Shuganan l'avait espéré mais du sang jaillit du nez et de la bouche de l'homme. Shuganan leva la pagaie pour frapper encore mais Homme-Qui-Tue saisit l'extrémité et la tourna jusqu'à ce que les muscles de Shuganan l'obligent à lâcher prise, et finalement Homme-Qui-Tue s'empara de la pagaie et frappa de toutes ses forces sur la tête de Shuganan.
Celui-ci se laissa tomber au fond de son ikyak. L'armature en bois protégea ses côtes et son dos et il cacha sa tête entre ses bras. Homme-Qui-Tue frappa encore. Le coup brisa l'avant-bras gauche de Shuganan, mais il le maintint au-dessus de sa tête. Du sang jaillit et se coagula au fond de l'ikyak.
L'obscurité troubla la vision du vieil homme et chaque fois que la pagaie continuait à s'abattre l'obscurité augmentait, effaçant la mer et le ciel, jusqu'à ce que Shuganan ne vît plus qu'un petit point lumineux, jusqu'à ce qu'il ne pût plus penser à autre chose qu'à la douleur et qu'il entendît un esprit lui dire : ne meurs pas ! N'abandonne pas Chagak!
18
Chagak tourna son ik vers l'ouest. Elle savait qu'il lui faudrait au moins une journée pour atteindre l'île des Chasseurs de Baleines. Ensuite il faudrait chercher leur village autour de la côte.
Elle espérait que son grand-père la croirait et enverrait ses chasseurs secourir Shuganan. Mais même s'il le faisait le peuple d'Homme-Qui-Tue avait toujours l'intention d'attaquer le village des Chasseurs de Baleines. Le peuple de son grand-père aurait une meilleure chance de se défendre s'il était prévenu, mais pourrait-il faire face à des guerriers déterminés et habitués à tuer et à massacrer tout sur leur passage? Chagak frissonna. Pourrait-elle supporter d'assister à un pareil spectacle ?
— Non, dit-elle à haute voix, et elle adressa une prière à Aka : si tous les Chasseurs de Baleines sont tués, laisse-moi mourir aussi. Choisis quelqu'un d'autre pour enterrer les morts.
La mer se soulevait en hautes vagues malgré l'absence de vent. Au sommet de chaque vague, Chagak regardait la terre sur sa gauche, le soleil à droite et s'efforçait de se maintenir entre les deux.
L'ik était lourdement chargé, elle s'était ménagé un espace étroit pour elle-même. L'ik était petit mais, malgré cela, il était difficile à manœuvrer. Elle devait se battre pour le faire tourner et elle devait prendre soin en enfonçant sa pagaie d'un côté de se pencher de l'autre pour contrebalancer l'effet et empêcher l'ik de se mettre à tourner en rond.
Elle pagayait régulièrement, s'efforçant de ne pas penser à ses muscles douloureux, aux crampes qui gagnaient ses jambes lorsqu'elle s'agenouillait sur l'épaisse fourrure de phoque. Les falaises de la plage paraissaient si éloignées qu'on aurait dit qu'elles flottaient sur la mer, une fine ligne blanche les séparait de l'eau.
Pendant un moment la pensée de Shuganan seul avec Homme-Qui-Tue l'angoissa, mais elle s'efforça de se raisonner. « Je vais bientôt revenir le chercher », se dit-elle.
Malgré tout, une peur irraisonnée la torturait en pensant à la colère d'Homme-Qui-Tue et au grand âge de Shuganan. Il avait vécu plus d'étés qu'elle n'en pouvait compter. Quand un homme était aussi âgé, que pouvait-on dire? Qu'il avait encore de nombreux étés à vivre, ou peut-être un seul.
Elle posa sa pagaie à travers l'avant de l'ik et se laissa porter au sommet d'une vague d'où elle regarda autour d'elle. Il n'y avait aucun signe de baleine ou de chasseurs, mais elle attendit une seconde vague avant de se remettre à pagayer.
Au sommet de cette vague Chagak dirigea son regard vers le nord, du côté de la vaste mer des morses dont Traqueur de Phoques lui avait parlé, un endroit que les femmes de la tribu de Chagak avaient rarement eu l'occasion de voir.
« Et me voilà seule dans cette mer », songea-t-elle en se demandant ce que l'esprit de sa mère penserait en la voyant utiliser son ik comme un homme utilisait son ikyak. Chagak serra l'amulette du shaman qu'elle portait toujours avec la sculpture de Shuganan, et, au même moment, elle aperçut quelque chose de sombre dans la mer.
Son ik plongea dans le creux d'une vague et elle dut attendre d'être à nouveau portée sur une autre crête. Le point sombre était plus important. Peut-être était-ce un autre ikyak, pensa-t-elle, mais elle n'en était pas sûre et à nouveau elle dut attendre un autre mouvement de la mer.
« Un ikyak, mais trop long pour en être un », se dit-elle et, en prononçant ces mots, son cœur battit comme si elle prenait conscience de ce qu'elle venait de dire et Chagak comprit : il s'agissait de deux ikyan, celui de Shuganan et celui d'Homme-Qui-Tue.
Saisissant sa pagaie, elle s'écarta de la crête de la vague et s'efforça de se maintenir dans le creux, le mur d'eau l'empêchant d'être vue.
« Comment était-ce possible sur cette vaste mer? pensa-t-elle. Quel esprit me déteste à ce point ? » Elle s'efforça de rester dans le creux de la lame, sachant que c'était sa seule chance. Si elle parvenait à s'y maintenir, Homme-Qui-Tue ne la verrait pas.
Mais s'il se dirigeait vers la terre, il y aurait un moment où son ikyak se trouverait dans le même creux. C'était un risque qu'il lui fallait courir. Elle ne pouvait espérer le distancer, son ikyak étant beaucoup plus rapide que son frêle esquif.
Elle attendit, ne pagayant que pour se maintenir à flot et en priant que les hommes ne la voient pas. Son esprit troublé et son cœur battant à tout rompre comme les chasseurs frappent le côté d'un ikyak pour appeler à l'aide.
Finalement la proue de l'ikyak d'Homme-Qui-Tue s'éleva sur la crête d'une vague. Il était à quelque distance mais assez près pour la voir s'il regardait vers l'ouest. Chagak enfonça sa pagaie dans l'eau et poussa son ik au plus profond du creux de la vague.
L'ikyak d'Homme-Qui-Tue s'enfonça dans le même creux. Une corde attachée sur le côté flottait sur l'eau, mais Chagak ne put voir l'embarcation de Shuganan. Sa respiration s'accéléra et elle émit un petit sifflement involontaire entre ses dents. Homme-Qui-Tue se pencha en avant et le balancement de la mer souleva son ikyak vers une nouvelle crête. Deux phoques à fourrure étaient attachés à l'arrière de l'embarcation.
« Il ne m'a pas vue », pensa Chagak, mais au même moment, Homme-Qui-Tue tourna son ikyak dans le creux. La pagaie de Chagak restait tendue au-dessus de l'eau, sans qu'elle osât s'en servir. Homme-Qui-Tue poussa un cri et pointa un doigt dans sa direction, puis il se pencha en arrière pour tirer la corde qui reliait son ikyak à celui de Shuganan. Alors Chagak put voir que le vieil homme était allongé au fond de son ikyak, attaché par les cordes du harpon de chaque côté de l'embarcation.
« Il est mort », semblait lui chuchoter un esprit. Les mots la frappèrent avec une telle force qu'ils lui coupèrent le souffle.
Elle se mit à pagayer pour s'éloigner mais un cri d'Homme-Qui-Tue l'obligea à se retourner. Elle vit qu'il tenait un harpon pointé au-dessus de la poitrine de Shuganan.
« Il est mort, semblait dire la mer. Va-t'en. Il est mort. Sauve-toi, tu as une chance : l'ikyak d'Homme-Qui-Tue est alourdi par les deux phoques. Va-t'en. »
Chagak laissa tomber sa pagaie au fond de son ik. Et le dos tourné, elle détacha l'étui fixé à sa taille qui contenait son couteau. Puis, elle fit une incision horizontale dans la doublure qu'elle avait posée sur son suk et glissa l'arme à l'intérieur.
Elle se laissa ensuite porter par le flot dans la même vague que les deux ikyan puis elle fit lentement tourner son ik dans leur direction.
En approchant, elle vit que le bras gauche de Shuganan pendait dans un angle bizarre, sa main flottant dans l'eau. Son nez saignait et du sang sortait de sa bouche en formant des bulles ; elle pensa qu'il venait peut-être de mourir, mais le mouvement de la mer souleva son corps et il poussa une sorte de geignement.
« Il est vivant », dit-elle à la mer.
Homme-Qui-Tue détourna son harpon de Shuganan pour le pointer sur Chagak.
— Tire, cria-t-elle, tue-nous tous les deux.
Mais Homme-Qui-Tue remit le harpon à sa place et pagaya vers la rive.
Avec un profond soupir, Chagak dirigea son ik à la suite d'Homme-Qui-Tue et de Shuganan.
« Tu vas mourir, lui souffla un esprit. Tu vas mourir. »
— Non, dit Chagak, je vais vivre et je sauverai Shuganan.
Lorsque Chagak arriva à terre, Homme-Qui-Tue sortait Shuganan de son ikyak et le laissa tomber sur la plage, tassé sur lui-même, puis il coupa les cordes retenant les phoques.
Sans aide, Chagak tira son ik à terre et, quand il fut hors d'atteinte des vagues, elle courut vers Shuganan.
Il respirait encore. Mais chaque souffle provoquait un flot de sang de son nez et de sa bouche ainsi qu'un grognement dans sa poitrine. Elle s'agenouilla près de lui en essayant de détacher son chigadax, mais Homme-Qui-Tue la saisit par les cheveux et la remit brutalement debout en tenant son couteau de chasse au-dessus de sa gorge.
— Tue-moi, cria Chagak, bien qu'elle sût qu'il ne comprenait pas sa langue, ainsi je retournerai chez mon peuple au lieu de rester avec toi.
Homme-Qui-Tue la relâcha, le doigt pointé vers l'ik et vers Shuganan. Chagak vit la balafre marquant sa joue et ressentit une soudaine fierté pour l'audace de Shuganan, ce qui lui donna le courage de se détourner d'Homme-Qui-Tue pour venir s'agenouiller près du vieil homme.
Elle l'examina et se leva pour courir à son ik. Elle avait des herbes, des feuilles de caribou prélevées sur la réserve de Shuganan. Homme-Qui-Tue lui barra le passage :
— Espèce de fou, cria-t-elle, écarte-toi de mon chemin.
Elle le repoussa et se mit à fouiller à l'intérieur de l'ik, en sortit son suk, entassa le tout dans la taille de son tablier, puis elle sortit une lourde robe de nuit et l'apporta près de Shuganan.
Elle ne regarda pas Homme-Qui-Tue et se sou-cia peu de ce qu'il pouvait penser du moment qu'il ne cherchait pas à l'arrêter. Elle déplia la robe et l'étendit à côté de Shuganan, puis, aussi doucement qu'elle le put, elle le fit glisser dessus.
A nouveau, Chagak retourna à son ik, jetant un regard sur Homme-Qui-Tue en passant. Il se tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, sans rien dire, se contentant de la regarder. Elle saisit une pile de bandes de cuir et revint vers Shuganan, mais Homme-Qui-Tue la saisit par le bras.
Il lui dit quelque chose en désignant les deux phoques étendus sur le sable. Chagak comprit qu'il voulait la voir dépouiller les deux animaux, retirer la viande, mais elle feignit de ne pas comprendre. Elle s'arracha à son étreinte, courut jusqu'à la mer où elle rinça une des bandes de cuir dans l'eau et revint s'agenouiller près de Shuganan.
Elle souleva sa tête et la posa sur ses genoux. Après avoir essuyé le sang de son visage, elle se rendit compte qu'il avait des dents cassées et que certaines lui écorchaient les lèvres. Le visage du vieil homme était très pâle, un de ses yeux enflé. Une longue estafilade allait de son oreille droite jusqu'en haut de sa tête.
Ses mains étaient également ensanglantées, mais, quand elle les eut lavées, elle vit qu'il n'y avait pas de blessure et que le sang provenait de son visage. Il poussait aussi un faible gémissement chaque fois qu'elle touchait son bras gauche.
Un coup de vent rabattit les cheveux de la jeune fille sur ses yeux et fit voler du sable sur les blessures de Shuganan. « Il faut que je le transporte dans l'ulaq », pensa-t-elle en jetant un coup d'œil à Homme-Qui-Tue qui se contenta de cracher par terre.
Chagak noua les deux coins de la robe pour en faire une sorte de poignée et se mit à tirer Shuganan en direction de la colline conduisant à l'ulaq. Il n'était pas lourd mais la pente de la dune rendait la tâche difficile et du schiste s'accrochait à la robe comme des serres pour empêcher Shuganan de quitter le rivage.
Soudain Homme-Qui-Tue se dressa devant elle, bloquant son passage. Elle s'efforça de le contourner, mais il se mit à crier en montrant les phoques.
— Je ne suis pas ta femme, cria Chagak, je n'ai pas à t'obéir.
Tout en sachant qu'il ne la comprenait pas, elle pensait qu'il était bon que les esprits l'entendent et décident qui avait raison.
Elle attendit un moment, persuadée qu'il la laisserait passer, qu'il comprendrait que Shuganan devait être soigné avant de s'inquiéter des phoques, mais il ne céda pas. Et sa colère se changea en frayeur. Shuganan était un vieil homme. Si Homme-Qui-Tue ne la laissait pas l'aider, il pouvait mourir.
Elle lui tourna le dos et reprit la robe, mais il lui saisit les poignets d'une main ferme. Elle le regarda, les dents serrées.
— Pas de couteau, dit-elle, et, voyant qu'il ne comprenait pas, elle répéta plus fort : je n'ai pas de couteau, comment pourrais-je les dépecer sans un couteau?
Elle fit le geste de couper en montrant les phoques et Homme-Qui-Tue acquiesça. Utilisant son couteau de chasse, il ouvrit les paquets dans l'ik de Chagak. Il jeta les fourrures, la nourriture et même la pierre à cuire de sa mère, répandant tout à proximité des vagues.
— Il n'y a pas de couteau, cria Chagak avec une colère qui lui fit monter les larmes aux yeux.
Finalement, il revint vers elle en tenant un couteau à lame recourbée, une petite lame fine faite pour des travaux délicats mais qui ne pourrait être utilisée pour couper la peau épaisse des phoques. Il le lança néanmoins à ses pieds et la mit brutalement debout.
Avant que Chagak ait pu l'arrêter, il lui arracha son suk et passa les mains sur son tablier, puis il retourna le suk et regarda à l'intérieur des manches.
— Je t'ai dit que je n'avais pas de couteau, répéta Chagak en sentant sa respiration devenir plus difficile.
Le couteau caché dans la doublure de son suk semblait tout à coup devenir si lourd. Il allait sûrement remarquer la bosse de l'ourlet ou peut-être même lire dans ses pensées.
Il la fixa pendant un long moment. Chagak rencontra son regard et ne se détourna pas. Il murmura enfin quelque chose et se tourna vers l'ulaq.
— Oui, tu vas trouver des couteaux là-bas, lui lança Chagak.
Puis elle se pencha sur Shuganan. Il semblait respirer plus facilement. Elle saisit la robe et la tira doucement à travers la plage, hors d'atteinte des vagues, contre la falaise, où il serait protégé du vent pendant qu'elle dépouillerait les phoques.
19
Au village de Chagak on affectait plusieurs femmes au dépouillement et au dépeçage d'un phoque. Deux ou peut-être trois détachaient la peau du corps, d'autres encore coupaient la viande. Puis le chasseur partageait la graisse, la viande et les os entre les familles. A la sienne revenaient la peau, les pattes et les meilleurs morceaux de viande.
Mais ici, Chagak était seule. Chacun des animaux était plus lourd qu'un gros homme et elle avait de la difficulté à les remuer.
Homme-Qui-Tue lui avait ramené de l'ulaq un couteau de femme et un autre couteau courbé ainsi que plusieurs peaux tannées. Chagak les étendit et, quand elle eut terminé le dépeçage du premier phoque, elle commença le découpage des épaisses couches de graisse et les empila sur une des peaux, puis elle détacha la viande des os et retira les organes comestibles.
Avec soin elle découpa les épais tendons le long de l'épine dorsale et les mit de côté pour les faire sécher. Plus tard, elle tresserait des fibres de diverses grosseurs afin de les utiliser pour coudre. Elle noua le petit intestin à chaque extrémité avant de le détacher. Lorsqu'elle eut terminé elle vida le contenu des intestins dans la mer, les rinça et les mit de côté. Elle réunit ensuite toutes les différentes parties dans un vieux chigadax.
Enfin elle lava et rinça l'estomac qui pourrait être utilisé comme contenant pour du poisson séché ou de l'huile.
Finalement il ne resta plus que les os. Elle en garderait certains pour en faire des aiguilles ou de petits outils, mais elle en ferait bouillir la plus grande partie pour en tirer de l'huile afin d'alimenter des lampes et de préparer la nourriture.
Dans son village faire bouillir les os était le prétexte à une fête. Les hommes allumaient une rangée de feux sur la plage et les femmes dressaient des poteaux en bois sec pour y suspendre de larges sacs remplis d'eau. De grosses pierres étaient chauffées sur les feux, puis garçons et filles les jetaient dans l'eau où elles demeuraient jusqu'à ce que l'eau se mît à bouillir. Après quoi on y jetait les os de phoque.
Les vieilles femmes savaient le temps que devait durer cette cuisson et surveillaient la couche qui se formait à la surface, lorsqu'elle était assez épaisse elles appelaient les jeunes femmes pour retirer les os. Ceux-ci étaient déposés dans des peaux tannées sur la plage et avant même qu'ils aient refroidi les hommes arrêtaient leurs jeux pour venir écraser ces os avec de grosses pierres.
Pour une fois les chasseurs ne mangeaient pas les premiers, les hommes servaient les os écrasés d'abord aux jeunes enfants afin qu'ils en tirent ce qui restait d'huile et de moelle, puis venait le tour des vieilles personnes, ensuite des femmes qui avaient préparé le feu et enfin, en dernier, les hommes se servaient.
Chagak se rappelait tout cela en travaillant. Et, bien que ces souvenirs fussent douloureux, ils l'empêchaient de penser à Homme-Qui-Tue car il continuait à la surveiller sans offrir de l'aider, se contentant de sourire chaque fois qu'elle tournait l'animal dans une autre position.
Par intervalles, elle entendait Shuganan gémir, ce qui, tout en la désolant, l'assurait du moins qu'il était toujours en vie. Elle s'efforçait de travailler de plus en plus vite, espérant qu'une fois les phoques dépecés, Homme-Qui-Tue la laisserait s'occuper de Shuganan.
Le crépuscule était presque tombé quand elle eut terminé. Pendant qu'elle travaillait Homme-Qui-Tue avait retiré toutes les provisions de son ik. Il était resté un long moment penché sur l'embarcation, un couteau à la main, et Chagak était persuadée qu'il allait déchirer le revêtement et écraser la coque, mais il n'en fit rien. Finalement il avait dispersé ses provisions dans une des flaques d'eau. Elle ne dit rien et feignit de ne pas le voir.
Il était le chasseur. C'était lui qui était responsable de la nourriture qu'il devait apporter, s'il voulait gâcher ce qui avait été mis de côté en réserve, ce serait à ses dépens.
Lorsqu'elle eut fini de dépecer le second phoque, elle s'étira, le dos douloureux. Il lui cria quelque chose mais elle ne lui prêta aucune attention.
Chagak posa les couteaux, rassembla les peaux contenant la graisse et commença à les tirer en direction de l'ulaq. Elle rangerait la graisse dans la réserve jusqu'à ce qu'elle ait le temps de la transformer en huile.
Elle remarqua qu'Homme-Qui-Tue avait ramassé les couteaux, mais il ne lui offrit pas de l'aider à transporter les peaux. Il resta debout et surveilla les mouettes pour les empêcher de toucher à la viande tandis que Chagak devait faire de nombreuses allées et venues jusqu'à l'ulaq. Elle redoutait qu'il ne l'obligeât à travailler plus vite alors que fa fatigue rendait ses bras et ses jambes pesants.
— Je ne suis pas fatiguée, je suis forte, murmurait Chagak au vent. Je suis forte.
Ces paroles semblaient lui redonner de la vigueur et alléger le fardeau qu'elle devait transporter.
Enfin il ne resta plus que les peaux qu'elle avait utilisées sous les restants des carcasses.
Elle les porta à la mer et laissa les vagues entraîner le sang et les résidus de chair. Elle sécha ensuite les peaux avec du sable fin et les roula pour les conserver.
Elle regarda, alors, Homme-Qui-Tue, il souriait et le ricanement qu'il exprimait la fit le haïr un peu plus.
« Il devrait être mort », pensa-t-elle. Mais tuer était une affaire d'homme et, dans son village, les hommes ne tuaient pas d'autres hommes, mais seulement des animaux. La même pensée lui revint : il devrait être mort, puis les mots devinrent une sorte de litanie : « Un jour je le tuerai ! Je le tuerai, un jour je le tuerai ! »
Dans son village, les conteurs parlaient d'un temps, bien avant la naissance de Chagak, quand les hommes, pour protéger leurs femmes et leurs enfants, avaient dû tuer d'autres hommes.
Oui, pensa encore Chagak, Homme-Qui-Tue ne méritait pas de vivre. Et le poids du couteau au fond de son suk la remplit d'un soudain sentiment de puissance.
Elle s'agenouilla près de Shuganan et l'appela par son nom en s'efforçant de mettre toute sa volonté pour atteindre la compréhension du vieil homme. Pendant un moment il ouvrit les yeux, mais il ne dit rien et Chagak n'était pas sûre qu'il la vît.
— Ne bouge pas, lui souffla-t-elle, je vais te ramener dans l'ulaq pour te soigner.
Il referma les yeux et Chagak regarda Homme-Qui-Tue. A nouveau la pensée de son couteau caché lui redonna de la force.
— Il faut le conduire dans l'ulaq, dit-elle, aide-moi à le transporter.
Et bien qu'il ne comprît pas ses paroles, Homme-Qui-Tue s'avança vers elle. D'un geste, elle lui indiqua la robe et en prit une extrémité.
Homme-Qui-Tue parla; des mots de colère. Il porta la main à la blessure de son visage. Chagak l'examina.
— Je peux te soigner, dit-elle. Aide-moi seulement à porter Shuganan et je te soulagerai.
D'une main elle fit le geste d'adoucir la plaie.
Homme-Qui-Tue grogna et prit l'autre extrémité de la robe de Shuganan et ensemble ils portèrent celui-ci jusqu'à l'ulaq.
Ils le déposèrent sur le côté de l'ulaq. Cela valait mieux, pensa Chagak. Dehors, les esprits de la maladie ne s'installeraient pas dans son corps.
Elle écrasa de l'herbe sèche et du bois mort et en fit un tas. Puis elle grimpa sur l'ulaq après un bref regard en direction d'Homme-Qui-Tue. Il ne fit pas un geste pour l'arrêter. Elle descendit à l'intérieur, prit un paquet de feuilles de caribou caché dans la couture de son tablier et remplit plusieurs coupes en bois avec de la graisse. Elle prit aussi une lampe de chasseur qu'elle alluma et elle remonta en l'abritant du vent.
D'abord elle commença par allumer un feu, soufflant sur la flamme jusqu'à ce que le bois se soit enflammé avant de retourner dans l'ulaq. Cette fois elle apporta un récipient contenant de l'huile et un autre de l'eau. Elle suspendit ce dernier sur un trépied posé sur le feu. Elle travaillait vite, s'assurant que les flammes ne touchaient pas le récipient au-delà du niveau de l'eau.
Il était préférable de laisser le récipient à quelque distance du feu, de chauffer d'abord des pierres et de les jeter dans l'eau, de chauffer et réchauffer d'autres pierres et de les ajouter dans l'eau jusqu'à ce qu'elle se mette à bouillir. De cette façon les récipients à eau duraient plus longtemps. Lorsqu'ils étaient suspendus directe-ment au-dessus du feu, la couche extérieure de la peau était carbonisée et s'amincissait. Si la flamme dépassait le niveau d'eau, le récipient prenait feu. Mais Homme-Qui-Tue avait retenu Chagak trop longtemps, elle ne pouvait attendre davantage. De cette façon le médicament serait prêt plus rapidement.
En attendant que l'eau boue, elle versa quelques feuilles de caribou dans l'un des bols en bois et les mélangea à de la graisse, en remuant la mixture entre ses doigts jusqu'à ce que le mélange soit bien réparti. Puis elle se pencha sur Shuganan et commença à lui passer cette pommade sur ses blessures, mais Homme-Qui-Tue vint se placer entre elle et le vieil homme et lui montra du doigt sa propre blessure.
Chagak était furieuse. Qu'était 1 egratignure d'Homme-Qui-Tue comparée aux blessures de Shuganan? Mais elle passa néanmoins la mixture sur la joue d'Homme-Qui-Tue en s'efforçant de dissimuler la colère qui s'était emparée d'elle.
Quand elle en eut terminé avec lui, elle retourna vers Shuganan et Homme-Qui-Tue n'essaya pas de l'en empêcher. Elle lava le sang qui maculait les cheveux blancs du vieil homme, puis elle recouvrit chaque blessure de l'onguent.
Aucune plaie du visage ne nécessitait des points de suture et, bien que la blessure sur le crâne fût longue, elle n'était pas profonde. Sa mère lui avait dit un jour que les plaies sur la tête étaient difficiles à recoudre, la peau recouvrant le crâne était si tendue qu'il était délicat de rapprocher les deux bords. Aussi se contenta-t-elle de laver et de soigner la blessure.
Quand elle eut terminé, l'eau bouillait. Chagak vida le reste du paquet de feuilles de caribou dans l'eau. Il fallait laisser bouillir le temps que Chagak compte le nombre de ses doigts et de ses orteils dix fois.
Quand ce fut prêt, elle sortit la valeur d'un bol de liquide et le laissa refroidir. Homme-Qui-Tue la surveillait sans rien dire. Avec soin, Chagak souleva la tête de Shuganan et pressa le bol contre ses lèvres. Tout d'abord la plus grande partie du liquide s'éparpilla, mais il finit par boire.
— Très bien, lui dit-elle avec douceur. Bois encore un peu. Tu vas reprendre des forces. Tu te sentiras mieux.
Quand le bol fut vide, Chagak désigna la robe et dit à Homme-Qui-Tue :
— J'ai besoin d'une autre robe, quelque chose qui le tienne au chaud. Je dois lui retirer son chigadax et son parka.
Pendant un moment Homme-Qui-Tue ne dit rien, les yeux durs, le regard sombre, mais finalement il acquiesça et Chagak retourna encore dans l'ulaq et cette fois elle rapporta la lourde robe en fourrure de phoque qui se trouvait sur la couche de Shuganan. Elle l'étendit sur ses jambes et lui retira son chigadax. A chaque mouvement, Shuganan poussait un cri. Homme-Qui-Tue se mit à rire et la haine de Chagak à son encontre grandit encore.
— J'ai besoin de ton couteau, dit-elle, les dents serrées.
Elle leva les yeux et répéta : couteau.
— Couteau, articula-t-il dans la langue de Chagak.
Il tira son couteau de chasse de son étui fixé sur son avant-bras gauche.
— Couteau ? répéta-t-il en le lui tendant, mais quand elle voulut le lui prendre il l'éloigna.
Chagak se leva, la main tendue, et attendit comme une mère se tient devant un enfant capricieux et finalement Homme-Qui-Tue lui donna le couteau.
Chagak coupa le chigadax et le parka, elle coupa également les manches sur toute leur longueur avant de rendre le couteau à Homme-Qui-Tue pour pouvoir retirer doucement les vêtements du corps de Shuganan. Une blessure s'étendait depuis le milieu de sa poitrine jusqu'à son cou et des ecchymoses marquaient sa cage thoracique.
— Il a plusieurs côtes cassées, constata Chagak à haute voix.
Elle ne s'adressait pas à Homme-Qui-Tue mais à tout esprit qui pourrait l'entendre et peut-être lui venir en aide.
La grand-mère de Chagak lui avait dit un jour que les côtes cassées devaient être enveloppées et comprimées, mais si la côte avait perforé le poumon, le blessé avait très peu de chances de survivre. Quels en étaient les signes? Du sang écumant à la bouche, de la toux et, bien que Shuganan eût saigné de la bouche, elle était certaine que cela provenait de ses dents cassées qui lui avaient coupé les joues et la langue.
En utilisant des bandes de peaux de phoque, Chagak enveloppa le torse de Shuganan et les serra étroitement. Il geignit à plusieurs reprises et chaque fois Homme-Qui-Tue éclata de rire, comme si ce spectacle était divertissant, mais Chagak continua en faisant semblant de ne pas l'entendre.
Lorsque ce travail fut terminé, elle se mit à coudre la blessure de la poitrine, puis appliqua de la pâte de caribou sur toutes les autres blessures.
Chagak était assise sur ses talons, mais Homme-Qui-Tue se pencha et poussa le bras gauche de Shuganan du pied. Celui-ci tressaillit.
Homme-Qui-Tue cracha par terre et s'exprima dans sa propre langue en désignant le bras de Shuganan.
— Oui, il est cassé, dit Chagak, sans dissimuler plus longtemps sa colère. Tu es un chasseur tellement fort! Tu n'es si fort que pour frapper un vieil homme. Les esprits en tremblent !
Et à son tour, elle cracha par terre.
Aussitôt Homme-Qui-Tue la saisit par les cheveux, ses doigts lui égratignant le crâne. Il poussa son visage près du bras de Shuganan puis il articula lentement dans la langue de la jeune femme :
— Répare son bras! Il doit sculpter. Répare son bras.
Chagak haussa les épaules. Homme-Qui-Tue vivait avec eux depuis suffisamment longtemps pour comprendre sa langue, une langue trop sacrée pour être parlée par quelqu'un qui détruisait les villages.
— Je vais lui réparer le bras, dit-elle.
Homme-Qui-Tue la relâcha et Chagak commença par masser lentement le bras cassé.
Elle n'avait jamais soigné ce genre de blessure, mais un jour, dans son village, le shaman l'avait fait. C'était un homme doté d'un grand pouvoir spirituel.
« Je porte son amulette », pensa-t-elle en tenant l'objet sacré à deux mains. Elle se mit à chanter. Ce n etak pas le chant du shaman, mais une mélodie de femme, quelque chose d'apaisant faisant appel aux esprits pour guérir les enfants. C'était ce qu'elle connaissait de mieux.
Le shaman avait utilisé un long morceau de bois, ressemblant à un os, quelque chose qui évoquait la force et la rectitude.
Il n'y avait qu'une seule chose qui répondît à ces caractéristiques et en temps ordinaire elle n'aurait pas osé y toucher : la canne en os de baleine de Shuganan. Pendant un long moment, elle se contenta de chanter en regardant le bras, rendu pourpre par les contusions et courbé où il n'aurait pas dû l'être.
Tout en chantant, elle déchira le chigadax de Shuganan en bandes assez longues pour faire le tour du bras. La canne de Shuganan était à l'intérieur de l'ulaq et, une nouvelle fois, elle dit à Homme-Qui-Tue qu'elle allait chercher quelque chose. Il se contenta de grogner et elle revint vivement avec la canne.
Elle la posa contre le bras et enroula la première bande au-dessus de la cassure.
Mais Homme-Qui-Tue s'agenouilla à côté d'elle et lui fit signe de tenir le bras de Shuganan à hauteur du coude, puis il saisit le poignet du vieil homme en marmonnant quelque chose. Bien qu'elle ne comprît pas ce qu'il disait, elle tint le bras avec force, se rappelant brusquement un détail important qu'elle avait oublié au cours de la cérémonie du shaman : la remise en place de l'os.
Opérant une pression régulière, Homme-Qui-Tue tira.
Shuganan poussa un cri et pendant un moment ouvrit les yeux. Homme-Qui-Tue ne relâcha pas son étreinte et fit signe à Chagak d'envelopper le bras.
Elle enroula rapidement les bandes de cuir autour du bras et de la canne.
Quand elle eut terminé, Homme-Qui-Tue souleva Shuganan comme s'il n'avait été qu'un enfant et le porta dans l'ulaq.
20
Chagak resta pendant deux jours dans l'ulaq au chevet de Shuganan. Elle ne sortait que le matin de bonne heure pour vider les ordures de la nuit et pour remplir une outre d'eau à la source près de la falaise.
Le deuxième jour, Shuganan ouvrit les yeux plus souvent, sans parler. Il commençait à boire du bouillon à petites gorgées et il paraissait mieux respirer.
Habituellement ils étaient seuls dans l'ulaq au cours de la journée, Homme-Qui-Tue se tenait dehors. Trop heureuse de son absence, Chagak ne perdait pas son temps à se demander ce qu'il pouvait faire.
Le matin du troisième jour, pendant que celui-ci mangeait et que Chagak pansait les blessures de Shuganan, Homme-Qui-Tue s'adressa à elle. Il parla longtemps, faisant parfois des gestes en direction de Shuganan, parfois vers elle. Finalement il se leva pour aller chercher les deux peaux de phoque fraîches rangées devant l'ulaq.
Quand il eut fini de parler, il attendit en regardant Chagak, jusqu'à ce que, mal à l'aise, elle finisse par dire :
— Quand Shuganan ira mieux, je gratterai et nettoierai les peaux et je te ferai un vêtement de nuit.
Mais Homme-Qui-Tue lui coupa la parole et avec un geste impatient lui désigna le trou du toit.
— Veux-tu quelque chose de plus à manger? demanda-t-elle.
Mais il la saisit par le bras en lui indiquant la sortie.
Il enfila son chigadax et ramassa deux har-pons. Une peur soudaine étreignit la gorge de Chagak. Où avait-il l'intention de la conduire ?
— Shuganan... commença-t-elle.
Mais il la poussa en avant en éclatant de rire et en répétant sur un ton moqueur :
— Shuganan ! Shuganan !
Chagak sentit la tension monter dans sa voix et ne répondit pas.
« J'ai donné à manger à Shuganan, j'ai pansé ses blessures, pensa-t-elle. Il peut rester seul sans danger. Il va dormir. »
Elle fut éblouie par la clarté du jour. Le ciel était bleu. Un ciel sans nuages était rare, la plupart du temps il était voilé de brume toute la matinée. Depuis quand n'avait-elle pas vu de ciel aussi bleu? Avant l'arrivée d'Homme-Qui-Tue, avant qu'elle n'ait trouvé Shuganan. Puis elle se souvint. Le jour où sa mère lui avait offert son cadeau avait été sans nuages et chaud. Une belle journée juste avant... le feu... le carnage...
Homme-Qui-Tue la saisit par la manche de son suk et la poussa en direction de la plage. Elle vit que son ikyak était près du ruisseau et qu'il avait attaché des sacs autour de la coque.
— Attends, lui dit-il en poussant l'ikyak dans l'eau et en sautant dedans.
Chagak fut surprise qu'il se soit exprimé dans sa langue. Mais elle attendit en remarquant pour la première fois que l'ikyak était différent, avec une plus large ouverture qui n'était plus ronde mais ovale.
— Viens, dit-il en utilisant à nouveau le dialecte de Chagak.
Elle hésita. Voulait-il la faire monter dans l'ikyak avec lui ?
— Je viens? demanda-t-elle en désignant l'ikyak.
Il acquiesça.
Chagak vit qu'il était assis dans son ikyak comme les chasseurs de son village, les jambes étendues. Pour tenir dans l'ikyak, elle devrait s'installer entre ses jambes et elle ne voulait pas se trouver aussi près de lui.
— Non, dit-elle en reculant, je dois rester avec Shuganan.
— Il est assez fort pour rester seul. Nous ne serons pas absents longtemps.
Stupéfaite, elle le regarda sans répondre en sentant une terrible peur l'envahir. Depuis combien de temps cet homme connaissait-il sa langue? Avait-il toujours compris ce qu'elle et Shuganan disaient?
— Tu es surprise que je parle ta langue ? dit-il en riant. Tu penses que je ne sais rien et que tu pouvais faire des plans sans que je le sache... Je connais d'autres femmes de ta tribu. Tu crois donc qu'elles ne m'ont rien appris? Quelquefois la meilleure façon de connaître l'ennemi est d'être ami d'abord.
Chagak se sentit envahie par une faiblesse qui assombrissait tout autour d'elle.
— Je te parle maintenant pour que tu comprennes ce que je dis. Mais une épouse doit aussi comprendre la langue de son mari.
Il eut un sourire découvrant ses larges dents blanches et fit signe à Chagak de monter dans l'embarcation. Voyant qu'elle ne bougeait pas, il lui prit le bras et le lui tordit.
— Monte, ordonna-t-il.
Chagak se glissa dans l'ikyak en se tenant aussi loin qu'elle le put. Il la saisit par la taille et l'attira brutalement plus près de lui en la serrant entre ses jambes, puis il remonta le panneau les enfermant tous les deux jusqu'à la taille.
Il poussa ensuite l'ikyak au centre du ruisseau et Chagak sentit la secousse quand le courant les entraîna vers la mer. Elle ne s était jamais aperçue combien l'eau pouvait être près des jambes et être aussi froide.
Pendant un moment, Homme-Qui-Tue pagaya en silence, puis il se mit à parler, montrant ses armes, son ikyak, la mer, les falaises, en disant tous ces mots dans la langue de Chagak puis il les répétait dans sa propre langue. Très souvent le mot était similaire mais c'était la première fois que Chagak l'entendait.
Une sorte de sourde colère monta dans la poitrine de Chagak et elle resta silencieuse, refusant de répéter les mots de ce peuple détesté. En aucune façon, elle ne voulait se rapprocher de lui. L'odeur de la sueur de cet homme se mêlant à celle du poisson de son chigadax effaçait la bonne senteur du vent et de la mer.
— Répète, cria-t-il en la frappant sur le côté de la tête, répète, femme stupide !
Chagak se raidit dans l'attente d'un nouveau coup, mais il se contenta de pagayer plus vite et dirigea l'ikyak vers le nid de varech qui s'étendait à l'est de la falaise.
La marée était basse et le varech s'étendait sur les rochers découverts; au-dessus de l'eau on le voyait flotter comme de longues cordes de babiche.
— Arrache des patelles, dit-il en lui tendant un couteau de femme qu'elle avait vu à l'intérieur de l'ulaq, un couteau qui avait peut-être appartenu à la femme de Shuganan.
Homme-Qui-Tue conduisit l'ikyak près d'un gros rocher et Chagak se pencha, en utilisant le plat de la lame pour détacher les mollusques des rochers. C'était un dur travail, mais elle y était habituée.
Homme-Qui-Tue faisait avancer l'ikyak lentement parmi les rochers, contrôlant la profondeur de l'eau avec l'extrémité de son harpon.
Quand ils étaient entrés dans le marais, les loutres avaient disparu, mais à mesure que l'ikyak avançait lentement, sans faire beaucoup de bruit, elles commencèrent à faire surface, certaines se hasardant à suivre l'ikyak en regardant Chagak travailler, d'autres nageant au milieu du varech. Chagak leur lança quelques arapèdes et d'autres vinrent les rejoindre. Certaines se roulèrent sur le dos et s'exposèrent ventre en l'air, en se laissant balancer par les vagues, les yeux fermés. Des conteurs d'histoires racontaient que les loutres avaient leur propre village sous l'eau.
Chagak essaya de les regarder sans bouger trop brusquement. Les mères loutres tenaient leurs bébés entre leurs pattes en nageant sur le dos. D'autres jouaient, leurs fines têtes sombres plongeant et réapparaissant au milieu du varech, l'une d'elles apporta des moules du fond de l'eau et posa une pierre sur son ventre pour écraser les coquilles comme le font les pêcheurs.
Chagak avait prétendu que les loutres étaient ses frères et ses sœurs lorsqu'elle avait eu ses premières règles, faisant d'elle une femme.
Puis, selon la coutume de son peuple, sa mère l'avait aidée à construire un abri de bois sec, de boue et d'herbe et Chagak était restée là pendant trente jours, mangeant peu, mais utilisant ses rêves pour en tirer des idées de dessins. Les chasseurs savaient qu'une femme ayant ses premières règles possédait certains pouvoirs et tout homme qui achetait des peaux de phoque à son père avait le droit de demander à Chagak de lui faire une ceinture ou de lui donner quelque chose pour lui porter chance à la chasse.
Aussi Chagak avait-elle travaillé pendant ces trente jours, ne recevant la visite que de sa mère et de sa grand-mère. Elle s'était sentie seule et effrayée par les esprits qui auraient pu être attirés par son sang.
Une fois, après une longue nuit durant laquelle elle était restée éveillée par une pluie froide qui traversait les murs de son abri, inondant son lit et sa réserve de nourriture, Chagak s'était mise à chanter pour se réconforter sous la pluie, les mots venant d'autres chansons et, à mesure qu'elle chantait, des images se formaient dans son esprit, un village de loutres vivant près du village de ses parents, et elle commença à comprendre pourquoi son père appelait les loutres des sœurs, pourquoi il prenait tant de soin pour ne pas les tuer ou même les déranger quand il péchait au milieu du varech.
Et alors les loutres avaient paru lui parler, lui raconter les mêmes histoires que sa grand-mère, tenant l'esprit de Chagak occupé tandis que ses doigts tissaient une ceinture d'homme.
Maintenant, lorsqu'elle travaillait dans l'ikyak d'Homme-Qui-Tue, les loutres paraissaient lui apporter du réconfort, lui parler des choses joyeuses de la vie.
Chagak fit tomber une patelle dans le sac attaché sur le côté de l'ikyak et qui était presque plein.
Elle étendit le bras pour attraper une dernière patelle sur un rocher quand Homme-Qui-Tue lui dit:
— Ne bouge pas.
Elle leva les yeux sur lui et vit qu'il avait détaché les deux harpons et, avant que Chagak ait pu esquisser un geste, avant même qu'elle ait compris ce qu'il avait l'intention de faire, il lança les deux harpons l'un après l'autre.
— Non! cria-t-elle quand le premier harpon frappa une mère loutre, tenant un bébé sur son ventre.
Le second toucha une loutre qui dormait au milieu des varechs. Mais dès que Chagak eut pro-féré son cri, Homme-Qui-Tue lui plaqua la main sur la bouche.
— Ne bouge pas, je vais les tuer toutes, dit-il en retirant les harpons en enroulant les cordes à l'ikyak.
Il retira sa main de la bouche de Chagak et elle le supplia :
— Je t'en prie, elles sont sacrées pour ma famille, ne les tue pas ! Ce sont mes sœurs.
Mais Homme-Qui-Tue se contenta de lancer la tête en arrière et éclata de rire. Il riait toujours en détachant la loutre morte du varech et riait encore en attrapant la mère loutre et en tordant le cou à son bébé.
Chagak crut entendre une voix tranquille, la voix de la mère loutre lui dire :
— Reste tranquille. Inutile de le combattre.
Mais la colère poussa Chagak à l'action et elle
se retourna sur Homme-Qui-Tue, le couteau de femme à la main. Elle entailla l'ikyak et les cordes qui retenaient les harpons et finalement taillada les bras d'Homme-Qui-Tue.
— Tu serais morte si je n'avais pas besoin du pouvoir de ton grand-père, dit-il en la saisissant par les bras et en l'obligeant à lâcher son couteau.
Puis, tenant ses deux poignets d'une seule main, il ramassa la pagaie et en frappa Chagak sur la tête.
Le bruit de la pagaie sur son crâne provoqua un écho dans sa tête où se noyèrent le rire d'Homme-Qui-Tue et les cris effrayés des loutres qui essayaient d'aider celles qui avaient été tuées par le harpon.
« Sauvez-vous, vous ne pouvez rien pour vos morts », aurait voulu crier Chagak, mais sa bouche ne parvenait pas à articuler un seul mot.
« Comme le peuple de mon village », pensa-t-elle, et la douleur dans sa tête se métamorphosa en flammes rouges qui avaient embrasé l'ulaki-daq de son peuple et elle continua à entendre leurs cris tandis qu'Homme-Qui-Tue saisissait loutre après loutre, jeunes et vieilles, et les jetait dans l'ikyak. Il en tuait certaines avec son harpon, d'autres avec le plat de sa pagaie, il en attrapait d'autres encore dans des filets tandis qu'elles nageaient près des loutres mortes autour de l'ikyak.
Prise dans l'obscurité, Chagak ne pouvait plus bouger, ne pouvait plus rien faire que regarder, écouter et pleurer, regarder, écouter et pleurer.
21
Chagak se refusait à dépouiller les loutres. Elle aurait voulu leur construire un ulaq des morts et leur donner une sépulture comme elle l'avait fait pour son peuple.
Homme-Qui-Tue ne voulait pas manger les loutres et n'attendait pas de Chagak qu'elle les préparât à cet effet.
— Viande pas bonne, dit-il laconiquement.
Et Chagak avait acquiescé, bien qu'elle n'en eût jamais mangé. Il était bien assez difficile de dépecer ces peaux d'épaisses fourrures, de les étendre et de les tanner. Du moins pouvait-elle jeter leurs corps dans la mer en espérant que les esprits des animaux les retrouveraient.
Le troisième jour après la chasse aux loutres, Shuganan ouvrit les yeux et sourit à Chagak. Elle venait de lui laver le visage et l'exhortait à boire un peu de bouillon. Il sourit en lui repoussant la main et dit : « De l'eau. »
Riant et pleurant à la fois, Chagak lui donna de l'eau. Il but à grandes goulées au point que Chagak en fut effrayée, craignant que certaines plaies dans sa bouche et sa gorge ne s'ouvrent, mais quand il eut terminé les couleurs semblaient être revenues sur ses joues et une certaine force dans son corps.
Le vieil homme regarda autour de lui et demanda :
— Est-il parti ?
— Non. Il est sur la plage, dit Chagak qui vit la lueur d'espoir disparaître des yeux de Shuganan.
— Je n'ai pas réussi à le tuer, soupira-t-il.
Lui saisissant la main il demanda :
— Es-tu devenue sa femme?
Avant de répondre, Chagak eut un temps de réflexion : effectivement elle ne l'était pas encore. Il était étrange qu'il n'ait pas exercé ses droits maintenant qu'il avait payé sa dot.
— Bientôt. Il a attrapé les loutres et leurs peaux sont prêtes. Il a dit que je devais en faire un suk pour moi, mais je ne sais pas si je dois faire cela avant ou après être devenue sa femme.
— Il y a un couteau caché... commença Shuganan, mais Chagak entendit Homme-Qui-Tue en haut de l'ulaq et elle couvrit la bouche de Shuganan pour l'empêcher de parler.
Si Homme-Qui-Tue l'entendait, il pourrait frapper Shuganan et le vieil homme était trop faible, un seul coup pourrait le tuer.
— Tu es réveillé, constata Homme-Qui-Tue dans la langue de Chagak.
Shuganan cligna des yeux et se raidit.
— Il comprend et parle la langue de mon peuple, dit Chagak qui aurait voulu se rappeler tout ce qu'elle et Shuganan avaient pu se dire en sa présence.
— C'est quelque chose qu'un homme doit savoir, dit Shuganan en s'efforçant de se redresser, et Chagak se demanda s'il voulait dire la langue ou le fait qu'Homme-Qui-Tue la parlât.
Elle s'efforça de l'obliger à s'étendre sur sa couche en disant :
— Repose-toi.
Mais Homme-Qui-Tue coupa :
— Non. Il doit rester assis et m'entendre.
Sur ces paroles, il remonta sur le toit de l'ulaq
et Chagak se demanda ce qu'il allait faire et pourquoi il tenait à ce que Shuganan restât assis.
— Je vais t'aider, dit-elle en se mettant derrière lui afin qu'il puisse s'appuyer sur elle.
Sa respiration paraissait plus difficile. Il baissa les yeux sur son bras gauche comme s'il le voyait pour la première fois.
— Ne bouge pas, dit Chagak, tu as des côtes et un bras cassés.
Il s'appuya lourdement contre elle et elle le sentit se détendre, puis se raidir quand il fut secoué par une quinte de toux.
Il essaya de se contenir mais, voyant que l'effort lui causait plus de peine que la toux elle-même, Chagak conseilla :
— C'est douloureux, mais mieux vaut tousser, cela t'aidera à respirer.
Il se détendit de nouveau et peu à peu la toux cessa. Il cracha et murmura :
— Tu as raison, cela me soulage.
Homme-Qui-Tue revint dans l'ulaq et, à la surprise de Chagak, apporta un paquet de peaux de loutre sur chaque épaule. Il les déposa devant Shuganan et les compta. Puis il sortit les deux peaux de phoque de la réserve, chacune remplie de viande sèche, puis dit à Shuganan :
— Voici le prix que tu as réclamé pour ta petite-fille : deux phoques, seize peaux de loutre et elle sera ma femme.
Il regarda Chagak et, bien qu'elle tînt la tête de Shuganan contre elle, bien qu'elle portât son suk en peaux d'oiseaux, elle sentit la chaleur de son regard et frissonna à la pensée des mains d'Homme-Qui-Tue posées sur elle et quelle horreur ce serait d'être la femme de quelqu'un qu'elle détestait à ce point.
— Tu as payé le prix, dit Shuganan dans un murmure et Chagak le sentit trembler. Mais si elle ne veut pas être ta femme, je ne la forcerai pas.
Homme-Qui-Tue bondit en avant et posa les mains sur le torse du vieil homme. Tout en regardant Chagak, il se mit à peser sur la poitrine blessée. Shuganan ne cria pas, mais Chagak sentit la soudaine difficulté de respiration.
— Je serai ta femme, dit-elle en regardant Homme-Qui-Tue avec toute la haine qu'elle ressentait.
— Non ! s'écria Shuganan.
— Je dois être sa femme, dit Chagak, autrement il pourrait te tuer et alors qui l'arrêtera ? Je n'ai même pas un couteau.
Homme-Qui-Tue se mit à rire.
— Tu as peut-être besoin d'un couteau, vieil homme, dit-il, ainsi tu pourras me tuer!
Il sortit son long couteau de chasse de son fourreau fixé à sa taille et il le planta dans le sol.
— Il est à toi pour la nuit. Tue-moi !
Et, saisissant Chagak par le bras, il la sépara de Shuganan avec brutalité et la poussa vers sa couche.
Terrorisée, Chagak avait le souffle coupé et le cœur battant comme des vagues sur les rochers. Mais soudain elle crut entendre la voix de sa mère et se souvint de mots qu'elle avait entendus un jour :
— Ce n'est pas une chose terrible de devenir une épouse. Il y a une douleur la première fois et on saigne un peu, très peu, pas de quoi verser des larmes.
Puis Chagak entendit le murmure de quelque esprit, peut-être celui d'une des loutres qu'Homme-Qui-Tue avait massacrées :
« Ne lui laisse pas voir que tu as peur. Il ne faut pas qu'il le sache. »
Aussi quand Homme-Qui-Tue la suivit, Chagak resta debout et raidit les muscles de ses cuisses pour les empêcher de trembler.
— Assieds-toi, lui dit-il.
Se tenant aussi près que possible du rideau masquant la porte, Chagak s'assit en tailleur.
— Enlève ton suk.
Sauf le jour où elle l'avait réparé, Chagak n'avait pas retiré son suk en présence d'Homme-Qui-Tue. Mais maintenant, en tant qu'épouse, elle obéit aux instructions de son mari et retira son suk, s'efforçant de s'en entourer tandis qu'Homme-Qui-Tue s'approchait et commençait à faire courir ses mains sur ses bras.
Il rejeta son suk et le lança sur le sol, mais il était à portée de la couche et Chagak sentit un espoir naître en elle. Si elle pouvait atteindre son suk, elle pourrait récupérer le couteau qui était caché dans la doublure, mais alors, comme si Homme-Qui-Tue pouvait lire ses pensées, il ramassa le vêtement et le fit passer d'une main à l'autre.
— Il est bien lourd, dit-il en l'étendant par terre.
Il fit courir sa main, toucha le paquet que Chagak avait cousu dans l'ourlet et en sortit le couteau qu'il tint au-dessus du visage de la jeune femme.
— Tu as cousu un couteau dans ton suk, dit-il.
— C'est la coutume de mon peuple, répliqua Chagak d'une toute petite voix.
— Qu'y a-t-il d'autre là-dedans? demanda-t-il en continuant à examiner le paquet.
— Des aiguilles, un poinçon, du fil, des choses qui servent aux femmes.
— Et un couteau ?
— C'est un couteau de femme.
Homme-Qui-Tue se mit à rire :
— Seulement un couteau de femme, il ne peut faire de mal à personne.
Il prit un de ses seins dans sa main et pressa la lame contre la peau délicate, traçant une ligne rose qui se mit à saigner.
— Certains hommes marquent leurs femmes, dit-il en dessinant une seconde ligne sanglante sur l'autre sein, avant de porter le couteau à la gorge de Chagak.
Il sourit.
— Mais pas mon peuple, conclut-il en jetant le couteau au fond de la pièce. Lève-toi.
Elle obéit. Homme-Qui-Tue retira son parka, sortit un couteau de l'étui fixé à son poignet et coupa le lien qui retenait le tablier de Chagak. Il eut un rire de gorge en tendant la main pour la passer entre ses jambes en insistant avec ses doigts durs, puis il porta les doigts à son nez.
— Tu es salée, dit-il, comme la mer.
Il la renversa alors sur la couche et lui écarta brutalement les jambes en continuant à la tâter et à la renifler, et Chagak sentit la haine grandir en elle. Elle n'avait pas l'impression d'être une épouse mais une esclave.
Des larmes lui montèrent aux yeux, puis une voix parut murmurer :
— Viens avec moi, viens avec moi.
Et soudain Chagak fut loin d'Homme-Qui-Tue, elle marchait en haut d'une falaise, dans la joie d'un nouvel été, l'air chaud qui soufflait de la mer et, à sa surprise, Traqueur de Phoques était
à côté d'elle, tenant sa main. Ils n'avaient plus de tabou, plus de raison d'attendre, il avait payé le prix pour l'avoir vierge.
Chagak sentit ses mains sur elle et elle se laissa aller sur l'herbe près de lui et retira son suk pendant qu'il enlevait son parka et lui retirait son tablier qu'il lançait sur le côté.
Mais brusquement le poids d'un corps s'abattit sur elle, chassant l'air de ses poumons, et elle n'était plus avec Traqueur de Phoques, mais avec Homme-Qui-Tue.
Il lui écarta les jambes et s'efforça de la pénétrer avec de brusques secousses jusqu'à ce que Chagak se mordît les lèvres de douleur.
— Tu n'as jamais connu un homme? dit-il, et elle détesta son rire.
Il fit une autre tentative et elle eut l'impression que quelque chose en elle se brisait.
— Tu ne me veux pas, constata Homme-Qui-Tue et, aussi soudainement qu'il l'avait pénétrée, il se retira, permettant ainsi à Chagak de reprendre sa respiration.
— Tu ne me veux pas, répéta-t-il en la frappant.
Le coup prit Chagak par surprise et elle sursauta. Il la frappa encore avec méthode et violence, sur le visage, les jambes, les bras, la poitrine, continuant à frapper jusqu'à ce que Chagak se roulât en boule, relevant les genoux pour se protéger le ventre et croisant ses bras au-dessus de sa tête.
— Tu apprendras à être une bonne épouse, dit-il. Je vais te dresser.
Allongé sur son matelas, Shuganan aurait souhaité ne pas entendre. Il avait été assez pénible d'écouter le rire d'Homme-Qui-Tue, mais maintenant il battait Chagak.
« Il m'a laissé avec un couteau », pensa Shuganan en essayant de rouler sur son matelas. Le poids de son corps parut chasser l'air de ses poumons et il ne put respirer, mais il s'approcha plus près du couteau en utilisant les doigts de sa main droite et ses genoux.
Chagak cria trois fois avant que Shuganan atteignît le couteau et pendant qu'il essayait d'enrouler sa main sur le manche les cris se transformèrent en sanglots, mais en entendant ces gémissements Shuganan sentit ses forces revenir.
Il resta immobile un moment puis il roula sur son dos en prenant de profondes aspirations. Ses côtes étaient si douloureuses qu'il aurait souhaité ne plus bouger pour éviter toute souffrance supplémentaire. Son esprit parut s'embuer, écartant toute pensée, pour sombrer dans un sommeil bienfaisant, mais il entendit à nouveau les cris de Chagak et il roula sur le ventre, s'arrêtant quand une gorgée de sang s'étrangla dans sa bouche. Il saisit le couteau et le tira. Mais Homme-Qui-Tue l'avait enfoncé si profondément dans le sol que Shuganan ne put le bouger.
Il essaya d'introduire son pouce contre le côté de la lame et finalement le couteau remua. Il agita le manche d'avant en arrière et pressa de nouveau son pouce contre la lame. A chaque poussée le couteau bougeait davantage et soudain, Shuganan sentit la lame glisser comme si la terre l'avait relâchée.
Il se rapprocha, alors, du rideau derrière lequel se tenait le couple. Il entendit du bruit, le rythme d'un homme sur une femme et les gémissements de Chagak. Shuganan roula encore sur le dos et attendit. Il n'était pas assez fort pour oser quoi que ce soit avant que l'homme ne fût endormi.
Homme-Qui-Tue avait battu Chagak jusqu'à ce que le sang sorte de son nez, puis il avait utilisé son couteau pour libérer la membrane qui couvrait sa virginité afin de s'ouvrir un passage pour la pénétrer. L'incision avait été légère, mais son sexe puissant à l'intérieur et sa façon de s'agiter contre la blessure provoquèrent une douleur telle qu'elle arracha des cris à Chagak à chaque mouvement.
Il lui fallut toute sa concentration pour se dominer et elle perdit le lien avec son peuple ainsi que la voix de sa mère.
Il lui sembla que la douleur durait depuis toujours, que c'était quelque chose qu'elle avait toujours connu, comme le rythme de la mer, le bruissement de l'océan. Ses cris devinrent ceux des mouettes, planant au-dessus d'elle. Aussi quand Homme-Qui-Tue s'arrêta enfin de bouger, la paix la saisit à la gorge. La fin de cette douleur ressemblait à la fin d'une tempête, la prenant par surprise et lui apportant une nouvelle frayeur. Il ne bougea pas mais parut peser plus lourdement encore ; elle sentit son sexe devenir progressivement plus petit et sortir d'elle avant de se reposer contre sa cuisse.
Il murmura quelque chose, puis Chagak l'entendit ronfler et en fut surprise. Comment pouvait-il dormir? Mais son sommeil était un soulagement car, à part son poids, elle se retrouvait enfin seule.
Son nez saignait encore et elle chercha son tablier pour essuyer le sang qui commençait à former une croûte sur son visage. Elle bougea les mains et ne trouva rien. Finalement, elle saisit le bord de la couverture d'herbe et l'attira vers elle. En même temps, elle sentit quelque chose émerger du sol, tâtonna et sentit une épaisseur de la longueur d'une main. Il y avait quelque chose en dessous. Puis vint un chuchotement, peut-être la voix de sa mère ou de sa grand-mère qui soufflait : « Shuganan a caché un couteau. »
Chagak fouilla la terre du bout des doigts. Elle devait étirer son bras et sa main se fatigua rapidement. Elle essaya de s'approcher plus près, mais Homme-Qui-Tue grogna et la retint plus étroitement contre lui, et Chagak dut creuser avec le bout de ses ongles, mais elle le fit assez profondément pour saisir le manche d'un couteau qu'elle tira vers elle. Il n'était pas grand, mais c'était un couteau de chasse à lame bien affûtée. Tout d'abord il lui parut étrange dans sa main. C'était une arme d'homme qu'elle n'aurait pas dû avoir, mais elle se rappela la nuit où son village avait brûlé, elle se souvint de sa mère et de sa sœur périssant dans les flammes, elle revit le corps de Traqueur de Phoques, la plaie béante de son ventre, et à ces souvenirs le couteau devint peu à peu une partie d'elle-même.
Elle voulait le tenir d'une main ferme mais elle savait qu'elle devait d'abord calculer l'endroit où elle devait frapper.
Elle leva sa main gauche et effleura son cou, laissa sa main reposer et retint sa respiration, sans bouger, jusqu'à ce qu'elle sente enfin la lente pulsation de la veine jugulaire. Elle se mit à trembler comme si tout son esprit s'était rassemblé au bout de ses doigts.
Elle porta, alors, sa main à son amulette et son esprit s'adressa à Aka, aux loutres de mer et aux esprits de son peuple :
« Ne me laissez pas échouer. Il tuera encore si je ne le tue pas. Guidez ma main. Laissez-moi le tuer! »
Elle baissa la main et saisit le couteau comme si l'esprit du couteau se tendait vers son propre esprit et elle utilisa son petit doigt pour sentir la pulsation; alors, serrant les dents, elle leva son couteau et frappa Homme-Qui-Tue à la gorge.
Pendant un moment il ne se passa rien. Il n'y eut pas de sang, pas de mouvement, et un esprit chuchota :
« Tu n'as pas frappé assez fort. »
Mais tout à coup les mains d'Homme-Qui-Tue se nouèrent autour du cou de Chagak jusqu'à ce qu'elle ait l'impression d'étouffer.
Elle le frappa encore avec son couteau, le blessant aux bras et aux épaules, et puis brusquement il y eut quelqu'un d'autre dans la pièce. D'abord Chagak pensa que c'était un esprit, celui de son père ou peut-être celui de Traqueur de Phoques venu pour l'aider, pour l'emmener dans le monde des esprits, puis elle reconnut Shuganan.
Il tenait un couteau. Chagak vit le vieil homme se redresser sur les genoux et le vit planter son couteau au milieu du dos d'Homme-Qui-Tue. Elle sentit la force de l'arme que Shuganan enfonçait dans les côtes de l'homme tandis qu'il s'appuyait sur lui pour la faire pénétrer plus profondément. Et soudain les mains qui enserraient le cou de Chagak se relâchèrent pour entourer la taille de Shuganan, le soulever et le jeter par terre avec force.
Le vieillard resta immobile et Homme-Qui-Tue se redressa sur ses genoux, vomissant du sang en se tenant la gorge à deux mains.
Shuganan ne pouvait pas bouger. La douleur à son côté était si intense qu'il n'avait pas la force de serrer les dents pour les empêcher de claquer, mais ce n'était pas la douleur qui remplissait son esprit.
Homme-Qui-Tue était à genoux, un couteau dans le dos, le sang coulant de la blessure à sa gorge. Shuganan regarda jusqu'à ce que le sang cessât de couler, jusqu'à ce que l'homme restât immobile, son visage pressé contre le sol. Alors, Shuganan ferma les yeux. L'obscurité le séparait de ce mort et il ne ressentait plus rien, n'entendait plus rien, jusqu'à ce que la longue plainte de Chagak l'oblige à ouvrir les yeux.
La jeune fille était pelotonnée sur le sol à côté de lui, ses longs cheveux noirs tombant sur sa poitrine comme un rideau sombre. Même dans la faible lumière de l'ulaq, Shuganan distinguait les marques de coups rougissant ses bras et ses jambes. Mais il n'avait pas la force de la soutenir, de la réconforter.
22
Chagak agrippa l'amulette du shaman à deux mains et regarda Shuganan descendre dans l'ulaq. Il avait insisté pour sortir seul mais elle s'inquiétait et craignait qu'il fût trop faible pour redescendre. Elle ferma les yeux de soulagement quand le vieil homme revint sans encombre.
Il lui faudrait longtemps, avait-il dit. Elle devrait attendre et prier. Et malgré le handicap de ses blessures, il semblait qu'une partie de la force d'Homme-Qui-Tue fût maintenant passée chez le vieil homme.
« Pourquoi en serais-je surprise? » se demanda-t-elle. Le chasseur gagnait toujours une partie de la force de l'animal qu'il tuait. Pour quelle autre raison un jeune homme après avoir tué son premier phoque devenait-il si hardi et sûr de son succès? Pourquoi devenait-il soudain beaucoup plus habile avec son ikyak?
Chagak n'avait pas dormi la nuit précédente. Ignorant la douleur de ses blessures, elle avait recouvert le corps d'Homme-Qui-Tue avec de vieilles peaux rangées dans l'ulaq. Elle avait recouvert les sculptures de Shuganan dans des peaux souples et les avait placées dans des estomacs de phoque et des paniers. Enfin elle avait rassemblé toutes les provisions, les armes au centre de l'ulaq avant de les transporter dehors.
Elle avait eu la tentation de laisser les peaux de loutre qui avaient représenté sa dot, mais elle avait entendu la voix de sa mère murmurer :
« Ne laisse pas ces peaux avec lui. Il vaut mieux que tu les jettes à la mer. Peut-être que les esprits des loutres viendront les réclamer et les ramèneront chez elles près du rivage. »
Aussi quand tout avait été enlevé à l'exception du corps d'Homme-Qui-Tue et d'une lampe, Chagak avait emporté les peaux de loutre en haut de la falaise et les avait jetées dans la mer une par une, puis elle avait demandé aux esprits des loutres de les réclamer et de revenir vivre sur la plage de Shuganan.
Pendant qu'elle travaillait, Shuganan s'était étendu près du feu qu'il avait allumé avec des bruyères sèches. Elle l'avait entendu psalmodier avec des mots qu'elle ne comprenait pas.
Maintenant elle l'attendait. Il est assez fort, se disait-elle, malgré l'inquiétude qui l'assaillait. Et si Shuganan ne parvenait pas à chasser l'esprit d'Homme-Qui-Tue de la plage ? C'était une chose de construire un autre ulaq, difficile, mais possible, mais trouver une autre plage, commode d'accès, bien protégée par les falaises, abritée des courants, avec des rochers couverts de mollusques, du varech et des loutres vivant à proximité, poserait beaucoup plus de problèmes.
Chagak frissonna et rentra ses mains à l'intérieur de son suk. Son travail la nuit dernière avait chassé ses pensées inopportunes, maintenant les affreux souvenirs d'Homme-Qui-Tue lui revenaient.
Elle aurait souhaité avoir désobéi à son père et s'être donnée à Traqueur de Phoques. Au moins elle aurait pu espérer que si un bébé arrivait, il serait le fils de Traqueur de Phoques et non celui d'Homme-Qui-Tue.
Puis ses pensées se tournèrent vers Shuganan et les prières qu'elle devrait réciter. Elle commença un chant et quand ses inquiétudes sur la venue d'un bébé et sur ce qui s'était passé la nuit précédente interrompirent ses prières, Chagak murmura : « J'ai supporté de plus grands chagrins. Cela ne me tuera pas. » Et elle se remit à prier.
« Cela doit être fait », se dit Shuganan en descendant à l'intérieur de l'ulaq vide. Il avait passé la nuit à s'entretenir avec les esprits, en tenant son amulette à la main et en entretenant des feux de bruyère. Il aurait souhaité n'être pas seul avec Chagak dans cette entreprise et mieux connaître l'art du shaman. Mais il n'y avait pas de shaman et Shuganan se demandait s'il avait choisi la meilleure voie, si ses actions seraient plus fortes que l'esprit d'Homme-Qui-Tue.
Chagak s'était chargée de la plus grande partie du travail. Lui-même avait été trop faible pour l'aider. Elle avait sorti toutes les réserves et les provisions de l'ulaq pendant qu'il attendait enroulé dans les fourrures, couché sur le côté de l'ulaq.
Maintenant l'ulaq paraissait plus grand et nu. Un endroit étrange qui n'était plus sa maison.
Homme-Qui-Tue était allongé, face contre terre au centre de l'ulaq. Le sang avait cessé de couler et Shuganan voyait que son estomac et sa poitrine commençaient à prendre une coloration plus foncée.
Il saisit son couteau. Il n'était pas assez fort pour terminer rapidement cette besogne macabre mais il avait dit à Chagak de ne pas s'inquiéter s'il ne terminait pas avant la nuit.
Elle lui avait demandé si elle pouvait l'aider et il y avait une sorte de défi dans son regard. Mais Shuganan ne connaissait pas de femmes qui aient jamais participé à cette cérémonie. C'était bien assez que lui, qui n'était pas un shaman, fût obligé de le faire. Quelle malédiction une femme ne risquait-elle pas d'apporter en y participant? Il vaudrait encore mieux ne rien faire du tout.
Shuganan plongea son couteau dans le corps d'Homme-Qui-Tue entre l'épaule et le bras. Il voulait suivre la tradition du peuple de sa femme en coupant le corps à chaque jointure, épaule, poignet, hanche, cheville. Et enfin la tête.
Alors, l'esprit d'Homme-Qui-Tue n'aurait plus aucun pouvoir. Alors, Chagak et Shuganan seraient en sécurité.
Deuxième partie PRINTEMPS 7055 AVANT J.-C.
23
Kayugh tourna l'aiguille en os dans sa main. Il travaillait depuis longtemps. Il avait taillé une longue esquille dans un os de cormoran, en avait aiguisé la pointe, puis il avait lissé la surface avec une pierre ponce afin de la rendre facile à utiliser. Une petite saillie à une extrémité permettrait à sa femme, Blanche Rivière, de nouer un fil autour de l'aiguille sans qu'il s'échappe.
Quand il eut terminé, il resta un moment assis, dans l'attente de Nez Crochu qui devait venir le prévenir dès que l'enfant serait né. Du reste, il devrait déjà l'être. Mais peut-être était-ce une fille et elle craignait de le lui annoncer.
Oui, il serait bon d'avoir un fils, pensa-t-il. Quel homme ne désirait pas un fils ? Mais il avait vu sa propre mère mourir en couches et depuis toutes les délivrances heureuses avaient été un soulagement pour lui.
Kayugh avait bien accueilli la naissance de sa fille, Baie Rouge, trois étés plus tôt. La plupart des hommes auraient demandé à leur femme de tuer l'enfant, Kayugh avait préféré garder sa fille.
Il ramassa l'os et découpa une nouvelle esquille pour faire une autre aiguille en discutant avec l'esprit de Blanche Rivière. Certainement son esprit ne lui permettrait pas de quitter la terre, sachant que des cadeaux l'attendaient, mais le ciel gris, la lourdeur de l'air chargé de pluie semblaient refléter le sombre pressentiment qui l'assaillait. Ce n'était pas un bon mois. Il aurait mieux valu que le travail de Blanche Rivière n'ait pas commencé avant la pleine lune, avant qu'un mois ne se fût écoulé depuis la mort de Jambe Rouge.
Jambe Rouge avait été la première femme de Kayugh. C'était une bonne épouse, plus très jeune. Elle était veuve et sans enfant, personne ne la désirait et elle était sur le point de se rendre dans la montagne, pour s'offrir aux esprits de l'hiver. Pourquoi aurait-elle eu droit à une partie de la nourriture quand elle n'avait pas de mari pour y pourvoir, pas d'enfant à élever? D'autres au village méritaient davantage d'être secourus.
Mais Kayugh avait vu en Jambe Rouge une femme forte qui connaissait les plantes pour guérir, habile à coudre. Qui pouvait nier que c'était le chigadax de Jambe Rouge qui avait sauvé la vie de son frère quand son ikyak avait chaviré et qu'il n'arrivait pas à le redresser? Quel autre chigadax aurait pu résister aussi longtemps dans l'eau, les coutures si serrées que l'eau n'avait pu y pénétrer, et avait ainsi gardé le parka au sec de sorte que lorsque l'ikyak avait été retourné l'homme n'était ni gelé ni mouillé?
En constatant les qualités de cette femme, Kayugh lui avait demandé d'être son épouse et avait quitté ses parents alors qu'il était encore bien jeune pour construire son propre ulaq.
Jambe Rouge avait été une bonne épouse. Elle venait dans son lit chaque fois qu'il le désirait, sa réserve était toujours remplie de poisson séché et de racines, le parka et les bottes de son mari étaient toujours tenus en bon état. Mais quand au bout de deux ans, elle ne lui avait donné
aucun enfant, Jambe Rouge était venue le trouver et lui avait demandé de prendre une seconde épouse. Elle avait besoin d'aide pour tenir l'ulaq, prétendit-elle. Alors Kayugh avait trouvé Blanche Rivière.
Celle-ci appartenait à une famille d'un autre village. C'était une jolie personne et, à la différence de la plupart des femmes, elle était grande. Sa peau était claire et ses yeux plus ronds que ceux des femmes du village de Kayugh.
Il l'avait rencontrée au cours d'un voyage de troc et il avait donné un paquet de fourrures et son bel ikyak pour l'obtenir. Kayugh la désirait vraiment et il avait supporté les quolibets des autres hommes quand, ayant perdu son ikyak, il avait ramené sa nouvelle épouse dans un ik de femme.
Et elle aussi avait été une bonne épouse, bien qu'elle fût moins douée que Jambe Rouge pour la couture et la cuisine.
Mais Jambe Rouge était maintenant morte depuis dix jours. Elle était tombée de son ik en ramassant des patelles sur les rochers et, bien que Kayugh se soit jeté à l'eau et l'ait ramenée sur la plage, les esprits de l'eau lui avaient retiré son souffle avant qu'elle ait pu gagner le rivage.
Il n'existait pas d'ulaq des morts, aussi l'avait-on laissée à l'extrémité de la plage, en déposant des pierres sur son corps. Mais souvent au cours des jours suivants Kayugh avait senti son esprit près du sien et, tout en sachant que l'esprit de Jambe Rouge ne lui ferait jamais de mal, il se demandait si elle ne chercherait pas un compagnon, ou si elle savait que la mort viendrait bientôt prendre l'un d'eux et qu'elle attendait afin de ne pas faire seule le voyage jusqu'aux Lumières Dansantes.
Mais ce n était peut-être pas Blanche Rivière qui allait mourir, mais l'une des autres femmes. Kayugh réfléchit au petit groupe qui constituait son peuple. Sans en avoir le titre, mais en raison de ses qualités, il était considéré comme le chef. Les autres attendaient ses décisions. Il y avait huit adultes, trois hommes et cinq femmes, deux enfants. Non, pensa Kayugh, il ne restait que quatre femmes maintenant que Jambe Rouge était morte et, parmi les quatre restantes, il n'y en avait pas une qu'il n'aurait pas regrettée.
Kayugh posa ses bras autour de ses genoux redressés et regarda la mer. On était au début de l'été. Ils devaient attraper des phoques afin de mettre des provisions de côté pour l'hiver. Autrement comment survivraient-ils ?
Soudain lui vint une pensée inattendue. Pourquoi vivrions-nous? Il se frotta les yeux. Il était fatigué, inquiet. Sa première femme était morte et il craignait de perdre la seconde. Voilà tout. Il n'y avait aucun esprit l'incitant à rejoindre les hommes et les femmes de sa tribu qui avaient gravi la montagne, refusant de manger et attendant la mort quand leur village avait été anéanti par une vague gigantesque.
Cette vague avait enlevé le père de Kayugh, ses trois frères et sa sœur. Personne n'avait perdu davantage d'êtres chers que lui. Mais quand un chasseur décidait-il qu'il était temps de mourir alors qu'il était encore jeune? D'autres avaient besoin de son habileté à la chasse et à trouver une autre plage.
Aussi avait-il conduit son peuple vers l'ouest mais il avait vogué vers les îles du nord plutôt que vers celles du sud. Les hivers étaient plus rudes, mais les chasseurs qui se trouvaient là disaient qu'il y avait moins de raz de marée, arrivant la nuit, détruisant les villages et tuant les gens.
Il y avait moins de coquillages à ramasser pour les femmes, moins d'œufs, moins de racines, avait dit Oiseau Gris, mais Kayugh écoutait rarement Oiseau Gris. C'était un petit homme, sans grande force physique et à l'esprit mesquin et faible.
Mais si Oiseau Gris avait discuté les décisions de Kayugh, en revanche, Longues Dents les avait approuvées. Longues Dents était un brave homme, toujours prêt à rire et à plaisanter, laissant les autres parler de leurs succès à la chasse. Kayugh appréciait son jugement.
De l'endroit où il était assis, Kayugh voyait Longues Dents occupé à réparer son ikyak. La coque était retournée et Longues Dents passait de la graisse sur les coutures.
Longues Dents était un homme aux épaules étroites et aux hanches larges. Ses bras étaient longs et de tout le village c'était lui qui était capable de lancer son harpon le plus loin.
Premier Flocon, le fils de Longues Dents, travaillait à côté de lui. Le petit garçon avait déjà presque huit hivers. Bientôt il deviendrait un chasseur. Longues Dents n'était pas le père de Premier Flocon par le sang, il l'avait adopté quand, des années plus tôt, un raz de marée avait déjà anéanti leur premier village. La grande vague avait enlevé le propre fils de Longues Dents et noyé les parents de Premier Flocon. A l'encontre de Longues Dents, Premier Flocon était petit et trapu, puissant, même pour un petit garçon. Malgré leur différence de stature, Premier Flocon imitait la démarche dansante de Longues Dents, sa voix et la façon dont il regardait les gens, les yeux mi-clos.
En les voyant ensemble, Kayugh espéra avoir un fils plus fort, mais au même moment sa petite fille vint au bord de l'eau. Kayugh se leva et l'appela et, quand elle s'approcha, il s'assit les jambes croisées et l'installa sur ses genoux.
Elle s'appuya contre lui et ses cheveux ébouriffés avaient une senteur de vent. Ce ne serait pas si terrible d'avoir une autre fille, pensa Kayugh. Puis il vit Nez Crochu sortir de l'endroit abrité que les femmes avaient trouvé entre deux collines et, en voyant son sourire, l'espoir lui revint d'avoir un fils.
Mais quand Nez Crochu fut près de lui, sa première pensée fut pour Blanche Rivière.
— Ma femme... ? demanda-t-il sans terminer sa phrase.
— Elle va bien, dit Nez Crochu en s'asseyant à côté de lui.
Nez Crochu, une des épouses de Longues Dents, n'était pas une jolie femme. Elle devait son nom à son nez, épais et crochu comme un bec de macareux. Ses petits yeux noirs étaient très rapprochés et ses lèvres minces. Mais ses mains longues et fortes étaient belles, habiles aussi bien pour tanner des peaux que pour manier des aiguilles. Ces mains avaient peut-être un attrait particulier pour attirer les hommes car quand elle tissait ou brodait ceux-ci se réunissaient autour d'elle et lui parlaient comme à un autre homme, doté de la sagesse d'un homme.
Nez Crochu prit Baie Rouge par le menton.
— Nous avons eu quelques ennuis, dit-elle. Blanche Rivière a eu une hémorragie.
— Est-ce arrêté ?
— Oui.
— L'enfant ?
— Un fils, dit Nez Crochu avec un grand sourire.
— Un fils, répéta Kayugh, et, pendant un moment, il ne bougea pas.
Nez Crochu sourit, puis elle regarda ses mains.
— Elle lui a donné un nom.
Kayugh n'en fut pas surpris. C'était la coutume dans la famille de Blanche Rivière ; une coutume qui devait donner à l'enfant de la force pour chasser.
— Comment l'a-t-elle appelé ? demanda-t-il.
— Elle a murmuré le nom à l'oreille du bébé, mais elle n'a pas voulu nous l'apprendre avant de te le dire.
— Un fils, répéta Kayugh avec un rire qui paraissait naître au fond de son esprit. Il se leva, hissa Baie Rouge sur ses épaules et, après avoir serré Nez Crochu dans ses bras, il appela Longues Dents :
— J'ai un fils ! lui dit-il.
24
La douleur de son dos réveilla Chagak. Au cours des trois derniers jours elle s'était aggravée et ce matin elle était si intense que même ses dents et sa mâchoire lui faisaient mal.
Elle se mit à quatre pattes avant de s'asseoir sur ses hanches, une main sous le ventre.
Elle rampa pour sortir de l'ulaq et alluma les lampes à huile en utilisant celle qui avait brûlé toute la nuit. Elle ramassa le seau en bois doublé d'argile contenant les déjections de la nuit et monta sur le toit de l'ulaq pour aller le vider dehors.
Le vent soufflait froid et vif sur la plage et les nuages étaient si épais que l'on voyait à peine poindre le jour.
— Il pleuvra ce soir, murmura un esprit, et
Chagak pensa que c'était la voix de l'esprit d'une loutre, une voix qu'elle entendait souvent depuis la mort d'Homme-Qui-Tue.
Mais elle ne répondit pas tandis qu'elle vidait le seau à quelque distance de l'ulaq et revenait le rincer dans une des flaques laissées par la marée.
— Il va pleuvoir ce soir, très fort, répéta la loutre.
— Oui, dit Chagak en s'asseyant près de la mare.
Elle resta un moment immobile, les bras sur ses genoux redressés, avant de rincer le seau.
— Tu vas avoir ton bébé aujourd'hui, annonça la loutre, et la voix était aussi calme que si elle avait continué à parler de la pluie et du beau temps.
Chagak ferma les yeux.
— Pas aujourd'hui, dit-elle à haute voix.
— Crois-tu donc pouvoir rester éternellement enceinte ?
— C'est mieux que de mourir.
— Tu n'as jamais craint la mort.
— Qui s'occuperait de Shuganan si je mourais?
— Tu ne vas pas mourir.
— Beaucoup de femmes meurent en couches.
— Pas toi.
— Et le bébé? Va-t-il mourir?
— Comment le saurais-je? répondit la loutre. C'est à toi de choisir.
— Est-ce un garçon ou une fille? demanda Chagak comme elle l'avait fait bien souvent sans jamais obtenir de réponse.
— C'est un garçon, dit la loutre, et la soudaineté de la réponse parut augmenter la douleur qui torturait Chagak.
Lorsqu'elle se fut calmée, elle répéta :
— Un garçon.
— Tu voulais une fille.
— Oui, dit Chagak.
Que lui avait dit sa mère? Une fille porte l'esprit de sa mère, un garçon celui de son père. Chagak n'avait pas de mari pour l'obliger à tuer une petite fille s'il le voulait, mais si elle avait un garçon, comment pourrait-elle le garder? Comment garder un enfant qui grandirait en apprenant à haïr et à tuer comme son père ? Et cependant elle redoutait la pensée de tuer le bébé.
— Shuganan s'en chargera pour toi, dit la loutre.
— Tu te trompes peut-être. Il est possible que je porte une fille, dit Chagak avec une soudaine colère contre la loutre comme si c'était elle qui avait choisi si ce serait un garçon ou une fille.
Une autre douleur l'obligea à baisser la tête entre ses bras.
— Marche, dit la loutre. Il faut marcher. L'enfant viendra plus facilement ensuite.
— Il faut d'abord que j'avertisse Shuganan et que je prépare de quoi manger, dit Chagak.
Elle retourna à l'ulaq et descendit lentement à l'intérieur. Elle aurait souhaité se rappeler davantage le processus de l'enfantement. Elle venait d'être formée à la naissance de Pup et elle n'avait pas eu la permission d'aider sa mère pour l'accouchement. Elle était restée en haut de l'ulaq et avait posé toutes sortes de questions aux femmes qui entraient et sortaient. Sa mère était une femme forte et, à la fin du travail, elle n'avait pas crié, mais Chagak avait entendu d'autres femmes en couches gémir et parfois hurler de douleur. Ce souvenir la faisait frissonner et elle essaya de penser à autre chose et de se concentrer sur la préparation du déjeuner de poisson et de viande sèche. Elle essaya même d'entretenir une autre conversation avec l'esprit de la loutre, mais cette fois elle n'obtint pas de réponse. Tout en poursuivant ses tâches ménagères, elle eut soudain conscience que ses mains tremblaient et l'absence de sa mère pesa brusquement sur elle et, comme une enfant, elle se mit à pleurer à gros sanglots qu'elle ne pouvait contenir.
— Chagak? dit Shuganan en se levant de sa couche. Que se passe-t-il ?
Avec un grand effort, elle retint ses larmes et essaya de sourire, mais un esprit semblait faire grimacer son visage.
— Je vais bien, dit-elle d'une toute petite voix. Puis elle ajouta avec plus de force : Je vais bien. Le travail a commencé.
— Parfait, dit-il, mais elle vit l'inquiétude de ses yeux. J'espère que tu auras un garçon, je lui apprendrai à chasser.
Chagak essaya encore de sourire, mais l'idée d'avoir un fils ne lui apportait aucune joie. Elle étendit un tapis et y posa de la viande et du poisson.
Shuganan mangea en n'utilisant que sa main droite. Son bras gauche était encore faible. Il avait paru bien se cicatriser mais l'os cassé avait attiré l'esprit qui raidit les jointures et à la fois le coude et l'épaule restaient si enflés qu'il pouvait difficilement bouger le bras.
Quand il eut fini de manger, Chagak mit de côté ce qui restait.
— Il faut manger, toi aussi, lui dit-il.
— Non, répondit-elle, je n'ai pas faim. Il vaut mieux que j'aille dehors. Il fait trop chaud et trop obscur ici.
Shuganan surveilla Chagak durant cette longue journée. Elle arpenta la plage, petite silhouette sombre, les mains croisées sous son suk, supportant son gros ventre. Quand le soleil attei-gnit le point nord-ouest de l'horizon, les nuages devinrent plus noirs, plus lourds. Chagak marcha plus lentement et Shuganan descendit du toit de l'ulaq. Il allait la ramener maintenant. Il voyait à la raideur de ses pas que les douleurs étaient plus fréquentes.
Elle aurait besoin d'une femme pour l'aider, pensa-t-il, et, depuis la mort de son épouse, jamais sa sagesse ne lui avait autant manqué.
Quand il s'approcha d'elle, Shuganan vit que la jeune femme marchait les yeux fermés en respirant vite, gonflant et dégonflant ses joues comme un enfant soufflant dans une vessie de phoque.
Elle s'arrêta en prenant conscience de sa présence et s'accroupit sur les talons.
— Reviens dans l'ulaq, lui dit-il.
— Je souffre trop, répondit-elle, j'ai besoin de rester au grand air et d'être près de la mer.
Shuganan hocha la tête et s'assit près d'elle.
Ils restèrent silencieux un moment, puis Shuganan remarqua que les joues de Chagak étaient baignées de larmes.
— Pourquoi pleures-tu? demanda-t-il, la douleur est-elle si forte ?
Elle s'essuya les yeux d'un revers de main et répondit dans un murmure :
— Non, mais j'ai peur.
Il ne répondit pas car il se sentait lui-même effrayé. Beaucoup de femmes mouraient en couches, beaucoup, beaucoup de femmes. Et s'il arrivait quelque chose à Chagak ? Que ferait-il ? Il ne pouvait plus vivre sans elle.
Soudain elle s'accrocha à son bras.
— Il se passe quelque chose, dit-elle en écar-quillant les yeux.
Elle se leva et de l'eau se mit à couler entre ses jambes.
— Qu'est-ce que c'est? Que m'arrive-t-il? demanda-t-elle avec effroi.
Perplexe, Shuganan dut avouer :
— Je n'en sais rien.
— Peut-être n'y a-t-il pas de bébé? suggéra-t-elle. Peut-être n'y a-t-il que de l'eau?
Et elle se mit à rire, mais Shuganan se leva, saisi de frayeur devant ce rire qui augmentait et devenait hystérique.
— Non, non, au contraire, l'eau est un bon signe, assura-t-il en la saisissant par les épaules. Tu vois bien, ce n'est que de l'eau comme l'écla-boussure du bateau d'un chasseur contre le rivage.
Il l'aida à se relever et ensemble ils revinrent près de l'ulaq, Chagak laissant une trace humide sur les rochers. Shuganan passa un bras autour de sa taille pour la soutenir. Elle s'appuya contre lui et quand ils atteignirent l'ulaq elle s'effondra à ses pieds.
Il se pencha pour l'aider, mais elle l'écarta de la main, remonta ses genoux à l'intérieur de son suk et saisit une poignée d'herbe fraîche qui poussait au pied de l'ulaq. Shuganan se tenait debout et regardait son visage distordu.
— Ha! ha! ha! ha! cria-t-elle, et les yeux de Shuganan se remplirent de larmes.
Il avait espéré que cet enfant serait une bénédiction, un garçon à qui il pourrait apprendre à chasser, un garçon qui ramènerait des phoques à Chagak. Mais maintenant il se demandait comment il avait jamais pu penser que cet enfant pourrait être une bénédiction. Chagak avait tant souffert. D'abord en le concevant et maintenant en le mettant au monde.
— Ha ! haa ! cria encore Chagak, puis elle porta les mains entre ses jambes. Shuganan vit qu'elles étaient pleines de sang.
— Va-t'en, dit-elle à Shuganan, et la force de sa voix l'encouragea quelque peu. Va-t'en, ne nous maudis pas tous !
Shuganan recula, partagé entre le désir de rester, souhaitant l'aider mais sachant qu'il ne le pouvait pas. Puis il pensa à la bandoulière qui lui avait servi à porter Pup.
— Je vais chercher la bandoulière, cria-t-il en se dirigeant vers l'ulaq, mais il ne savait pas si Chagak l'avait entendu.
L'obscurité de l'ulaq surprit momentanément Shuganan et il fourragea dans un tas de fourrures que Chagak avait préparées pour le bébé. Finalement il trouva la bandoulière de Pup. Il jeta le morceau de cuir sur son bras et retourna auprès de Chagak.
Quand il la vit, il se rendit compte qu'elle n'était plus dans les douleurs. Elle tenait la tête droite et ses bras reposaient mollement sur ses genoux. Puis il vit quelque chose de rouge près d'elle, et entendit un petit cri étouffé.
Chagak ouvrit les yeux et dit d'un ton morne :
— C'est un garçon.